Le public d’Île-de-France a de la chance avec Franco Fagioli : depuis 2006 (Tolomeo au TCE), on a pu l’entendre régulièrement à Paris, Versailles ou encore Poissy dans des opéras, le plus souvent en version concert, et dans nombre de récitals (une dizaine environ rien que ces dix dernières années). Ses apparitions accompagnées au piano font toutefois figure d’exception : pour nous, c’était en tout cas une première, et probablement aussi pour le chanteur. Comme on le sait, cet exercice est nettement plus ardu que celui d’un concert soliste avec accompagnement d’orchestre. La voix est pour ainsi dire mise à nu : le legato doit être impeccablement soutenu, les faiblesses éventuelles ou la méforme ne peuvent être dissimulées, etc. Par ailleurs, il n’y a pas de pièces orchestrales pour se reposer entre les différents morceaux. Enfin, dans la pratique, si l’artiste peut donner un peu moins de voix car il n’a pas a lutter contre la puissance d’un orchestre, il doit aussi chanter plus longtemps (ici, deux parties d’environ 47 et 50 minutes bis compris). Après plus de 20 ans de carrière internationale, ce format était donc un nouveau défi pour le chanteur. Pour ce concert, le contre-ténor argentin, a choisi un programme balayant trois siècles de musique, voire quatre en comptant les bis, démontrant une fois de plus son insatiable curiosité musicale et son intelligence à servir des répertoires différents et sans cesse renouvelés.
Le récital s’ouvre en douceur avec le Seicento italien et Francesco Cavalli. Le chanteur offre une voix charnue et sensuelle dans le « Delizie contente, che l’alma beate », extrait de Giasone, dans une interprétation d’une douce poésie (créé par un ténor, le rôle est ordinairement chanté par des contraltos masculin ou féminin). Changement d’ambiance avec Alessandro Scarlatti et l’air brillant « Già il sole del Gange » extrait de l’improbable L’honestà negli amori. De cet opéra, la postérité n’a retenu que cet extrait, l’air très secondaire d’un page qui regarde se lever le soleil. Pour l’anecdote, la distribution de la création est restée inconnue à ce jour : on ne sait donc même pas si ce page était un soprano féminin ou un castrat soprano. On retrouve ici le Franco Fagioli virtuose, mais avec aussi un bas médium un peu sec où la voix semble parfois accrocher, et des reprises de souffle un peu bruyantes. L’aria « Intorno all’idol mio », tiré de l’Orontea d’Antonio Cesti (chanté à la création par un soprano féminin), suivi de la mélodie d’Antonio Lotti « Pur dicesti, o bocca bella » combinent toutes deux des exigences dramatiques et belcantistes. L’interprétation est là encore d’une émotion contenue tandis que les nombreux trilles sont parfaitement battus, exercice dans lequel le chanteur excelle décidément comme personne. Fagioli sait également alléger son émission, par exemple pour exprimer la douceur d’un baiser dans l’ariette de Lotti. Premier morceau de bravoure de la premier partie, « Venti, turbini », extrait du Rinaldo de Haendel, créé par le castrat Nicolini, est pris à un tempo rapide rendant encore plus spectaculaire encore l’agilité du contre-ténor, avec notamment une vocalise jusqu’au si naturel (à vue de nez). Toutefois, la voix n’est là encore pas toujours exempte de raucités dans le médium. Le magnifique « Sposa, non mi conosci », extrait de la Merope de Geminiano Giacomelli et écrit pour la castrat Farinelli, est interprété avec une émotion à fleur de peau. Le chanteur y fait preuve d’une belle longueur de souffle, d’un legato exceptionnel et de belles variations de couleurs. Après le XVIIe siècle, nous passons au classicisme mozartien avec La Clemenza di Tito et à un autre morceau de bravoure pour clore la première partie, « Parto, parto ». Le rôle de Sesto est aujourd’hui chanté par des mezzo sopranos féminins, mais il fut créé par le castrat Domenico Bedini : en attendant une évolution sociétale peu probable, un contre-ténor y est donc tout aussi légitime aujourd’hui qu’un mezzo traditionnel. Fagioli connait bien l’œuvre pour l’avoir déjà chantée intégralement. Il y offre une nouvelle fois une composition remarquable, tour à tour tragique dans la déclamation et agile dans l’émission : une virtuosité sans faille qui n’est jamais gratuite ou prosaïquement hédoniste, mais toujours au service de la construction dramatique du personnage et de la représentation de la complexité de ses sentiments.
La seconde partie est consacrée au répertoire du XIXe siècle. Fagioli chante avec finesse des mélodies de Bellini puis Donizetti : quoique charmante, l’interprétation de telles pages par un contre-ténor reste toutefois un brin exotique comparée au naturel d’une voix traditionnelle italienne. Extrait de La Donna del Lago de Gioachino Rossini, « Mura felici » est le premier morceau de résistance de la seconde partie. Rappelons que le rôle de Malcom fut écrit pour mezzo-soprano et non pour contre-ténor. Franco Fagioli y est certes nettement plus en voix que lors de son récent Arsace de Semiramide (un autre rôle de mezzo), mais, même impeccable de virtuosité et frémissant d’une émotion tout en finesse, le chanteur pâtit nécessairement de la comparaison avec les grandes références du passé, aux voix plus larges et avec davantage de rondeur dans le médium (Marilyn Horne, pour ne pas la citer). Reconnaissons toutefois que son puissant double si naturel conclusif est d’une audace confondante ! Concluant le récital, l’extrait de l’Andronico de Saverio Mercadante, écrit pour le castrat Giovanni Battista Velluti, est totalement convaincant et enthousiasmant, la scène étant conclue cette fois par un spectaculaire contre-ut.
Michele D’Elia offre un accompagnement presque fusionnel avec le chanteur. Deux pièces solistes nous permettent de mieux gouter son talent : la sonate K347 de Domenico Scarlatti, tour à tour vive et poétique, et la réjouissante (pour peu que l’on connaisse bien l’œuvre de Gioachino Rossini) « Marche et réminiscences pour mon dernier voyage » extraite de ses Péchés de vieillesse pour piano : une sorte de Tableaux d’une exposition dans laquelle le compositeur s’autocite en passant en revue quelques unes de ses mélodies les plus célèbres, tout en les détournant avec son ironie habituelle.
Deux bis viennent un peu faiblement compléter le programme. Beaucoup découvriront le compositeur argentin Carlos Guastavino au travers de sa mélodie « La rosa y el sauce » : la musique en est agréable mais une introduction exposant le thème du poème n’aurait pas été superflue pour l’apprécier davantage (1). Venant clore la soirée, le tube « Non ti scordar di me » n’apportera pas grand chose à la gloire du chanteur, d’autant qu’il n’est pas ici porteur d’un double sens comme lorsqu’il est interprété par des chanteurs en fin de carrière : la mélodie d’Ernesto de Curtis sera toujours mieux défendu par des voix au timbre plus corsée, des chanteurs qui ne reculent pas devant un surcroit de sentimentalisme, tandis que l’art de Fagioli est d’abord fait de virtuosité, de délicatesse et d’élégance, comme il nous l’aura une fois de plus prouvé à l’occasion de ce récital.
On signalera, pour le regretter, un horaire inhabituel, à rebours des habitudes du public parisien.
1. On se plaint que le grand public fuit désormais les récitals avec piano, sauf stars à l’affiche. Force est de constater que l'on ne fait pas grand chose pour l’aider à revenir. Autrefois, les Lundis de l’Athénée permettait de suivre les concerts, salle partiellement éclairée, avec une feuillet imprimé dont les spectateurs tournaient bruyamment les pages. C’était un moindre mal et un surtitrage systématique serait aujourd'hui plus efficace : on ne peut raisonnablement attendre du public qu’il connaisse toutes les mélodies de la terre ou qu’il comprenne toutes les langues, à supposer d’ailleurs que le chanteur soit constamment intelligible !