Avouons-le, on y va d’abord pour vérifier si la voix est toujours là… La réponse est oui.
On y va aussi pour entendre ce duo qui semble audacieux : Renée Fleming et Evgeny Kissin, persuadé que ça ne peut pas marcher. La surprise est que si, et merveilleusement. Kissin, pianiste au toucher souvent… comment dire ?… volontaire, voire impérieux, révèle des trésors de douceur, de velouté, de délicatesse, que, à tort sans doute, on ne lui prêtait pas.
Image paradoxale et un peu drolatique du grand échalas, raide et maladroit, se cassant en deux tel Petrouchka pour saluer machinalement, et de la gracieuse et presque frêle diva, qui semble vouloir se faire le plus discrète possible.
La salle des Combins est immense, sans doute trop pour un tel programme, et l’oreille doit s’accoutumer en même temps que la voix trouvera sa juste projection. Mais presque tout de suite on est rassuré, dès les premiers Schubert. Elle n’a rien perdu de sa crème, ni de ses couleurs nostalgiques. La ligne de Suleika 1, impeccablement conduite, étire le temps jusqu’à un alanguissement final, suave et tendre.
Die Vögel, vif et agile, ponctué d’accents menus par Kissin mènera à un « Nur wer die Sehnsucht kennt » suspendu, intérieur, frémissant, éclairé d’un vibrato expressif et contrôlé… Tout est là, préservé, le timbre, le legato, la musicalité, cette ombre de sourire, et cet art de créer quelque chose d’intime, de faire oublier l’espace trop vaste, de créer le silence, pour que ne reste que ce visage aminci, traversé d’on ne sait quelle mélancolie profonde.
Non moins contemplatifs, les quelques Liszt solitaires d’un Evgueni Kissin décidément poète ce soir-là, faisant de Sposalizio une manière de prière (musique qui fait se ressouvenir du Lola Montès de Max Ophuls où elle était l’hymne national des amours du virtuose et de la belle ambitieuse). La Valse oubliée n° 1 sera non moins aérienne, gracile, furtive.
S’il est des liedersänger (et -sängerinnen) qui appuient leur art sur les mots, Fleming est de celles et ceux qui font leur miel du pollen des notes… Mais comment résister aux lignes serpentines descendant jusqu’au grave de la voix (un peu moins solide que les aigus nous semble-t-il) et au lyrisme souriant de Freudvoll und leidvoll, à l’intensité douloureuse du « Warte nur, balde » du Wanderes Nachtlied et à cet infime tremblement de la kopfstimme…
Extase et lévitation…
Il y a quelque chose de magique dans cet art de la lévitation vocale et dans ce don d’emmener le public vers les mêmes survols extasiés… Sous le charme aussi, Kissin fait déferler des arpèges coulant comme de l’eau pour suggérer le Rhin où se mire la cathédrale de Cologne du poème de Heine, lied plus pathétique où s’entend encore davantage ce je ne sais quoi d’un peu… comment dire ? mélancolieux, spleenétique, que l’on croit déceler en arrière-plan du timbre si beau.
Un léger soupçon de tremblé viendra se poser sur les longues lianes effusives des Lilas et du Rêve de Rachmaninov, très intérieurs, et, si l’on croira retrouver le Kissin qu’on aime moins dans la Mélodie, timbrée avec un volontarisme un peu pesant, et dans une Sérénade assez peu charmeuse, en revanche il se fera à nouveau chevalier servant aux petits soins pour sa dame dans les deux mélodies en français de Liszt.
En français ? C’est sans doute beaucoup dire… On ne comprend goutte aux mots, mais on fond devant l’élégance du « charmant gazon » et sous les courbes exquises de « Oh, quand je dors », dont Fleming fait une page de bel canto raffiné, aux rallentandos délicieux menant à des notes finales s’effaçant dans le lointain (et tant pis pour les vers de Hugo, qui s’effacent eux aussi).
Un Duparc aux courbes enchanteresses (Extase), un autre moins idiomatique (Rosemonde) préluderont à deux bis, l’un chic et élancé (les Eaux Printannières de Rachmaninov, l’une des rares pages rapides d’un récital décidément très introspectif et suspendu), l’autre d’une beauté séraphique, le Morgen de Strauss. « Aaaah…. », soupire le public…. Et en effet, il y a quelque chose d’enivrant, d’ineffable dans cette voix légère comme une brume, d’une nostalgie à pleurer, qui semble parfois près de se briser puis ressuscite dans un quart de sourire triste… C’est la mélancolie de la Maréchale, un désespoir sans retour, aux frontières de l’indicible, un songe qui s’efface. On voudrait que les quelques secondes de silence qui suivent les dernières notes ne finissent jamais.