Le concert dont je vais vous parler échappe à toute catégorie. Ce n’est pas un opéra, il n’y a ni récit ni théâtre, ce n’est pas un simple concert, il y a une mise en scène, et pour tous ceux qui y ont assisté, ça a été une expérience d’une étonnante profondeur. Par facilité, appelons cela un concert mis en scène, mais c’est rendre insuffisamment hommage à la qualité dramatique du spectacle.
Sur la scène, quelques éléments de décor modernistes, des colonnes tournantes métalliques dont la surface est travaillée de motifs abstraits. Deux fossoyeurs viennent livrer à une femme en détresse un corps d’homme dans un linceul de plastic noir. La soprano lettone Aušrine Stundyte déambule dans ce décor en chantant Erwartung, avec un engagement, une intensité rarement entendues, s’appropriant le texte comme si sa vie en dépendait, et faisant par là-même vivre au spectateur une expérience d’une très grande intensité. C’est que le texte d’Erwartung, qu’on doit à Marie Pappenheim, une poétesse qui était aussi médecin, ce texte qui ne raconte rien mais qui dit tout de la détresse d’une femme, texte fragmenté, projeté comme un état de conscience, se trouve ici révélé, d’une force extraordinaire et d’une confondante modernité.
Presque sans discontinuité, on passera aux cinq pièces pour orchestre de Webern, court interlude, puis au somptueux Abschied de Gustav Mahler, chanté maintenant pas la mezzo d’origine singapourienne Fleur Barron, qui vient en quelque sorte prolonger l’expérience métaphysique d’Erwartung par une longue réflexion sur la nature, les ivresses, la nostalgie, la fragilité de la vie, la séparation et bien entendu, toute une série de considérations sur la mort. Et dans ce texte-là, qui remonte à la nuit des temps et qui vient du bout du monde, on ne peut pas ne pas entendre souffrir la planète, le vivant remué, torturé, et ces souffrances décrites avec une nostalgie infinie, tristes et belles à la fois ont une force comparable à celles d’Erwartung. Destin individuel d’un côté, destin collectif de l’autre, le public salzbourgeois, qui se croyait protégé par les montagnes qui l’entourent et les traditions qu’il maintient si jalousement, en prend pour son grade. Tout est menacé, en souffrance, prêt à disparaître au profit de rien, et nous assistons impuissants à ce naufrage. C’est là le message.
Si l’apport de Peter Sellars et de ses équipes à la conception du programme est déterminante, c’est quand même surtout à l’interprétation qu’il revient de créer l’émotion, de la soutenir une heure durant et de l’imposer au public, qui n’en demandait peut-être pas tant un dimanche après-midi. Esa-Pekka Salonen dans la fosse fait avec les Wiener Philharmoniker un travail d’une remarquable précision pour un résultat absolument parfait dans lequel la transparence domine. On entend ces trois partitions comme si c’était la première fois, avec un luxe de détails, de nuances et un investissement de chacun à chaque instant incomparables.
Les deux chanteuses, tour à tour, et chacune dans son registre, sont complètement intégrées au discours musical de l’orchestre, confondantes de sincérité et d’engagement. Ce fut un inoubliable moment, portant très haut l’émotion musicale.