Commençons par exprimer notre gratitude à l’endroit d’Alain Perroux, directeur général de l’Opéra du Rhin, pour avoir programmé ce chef-d’œuvre (1). On ne présente plus Stephen Sondheim, l’enfant prodige de Broadway, disparu en 2021. Parolier renommé (West Side Story, Gypsy, entre autres), musicien chevronné, formé par Milton Babbit, puis Oscar Hammerstein II, on lui doit de nombreux ouvrages dont le succès ne se démentit pas avec le temps, promis à s’inscrire au répertoire. Sweeney Todd est une oeuvre singulière, unique en son genre, inclassable, tant par son sujet que par son traitement, ce thriller musical se situant au confluent du show à l’américaine, de l’opéra et du théâtre. D’une écriture puissante et raffinée, propre à séduire le plus humble comme le plus exigeant musicien, c’est un constant régal par son efficacité dramatique comme par son instrumentation. Les voix, dont l’intelligibilité est idéale, y sont magistralement traitées pour caractériser chacun des personnages. Un sommet. La comédie musicale dut attendre le film de Tim Burton, sombre et sanglant (2007) pour que nos scènes s’en emparent, au Châtelet (2011), suivi d’une version de chambre (Château d’Hardelot en 2014, puis Reims et Calais), enfin avec orchestre (Bruxelles 2016, puis Toulon, la même année, cette fois mise en scène d’Olivier Bénezech).
Sauvé en mer par un matelot, le barbier s’est échappé du bagne en Australie pour rentrer à Londres sous une nouvelle identité, afin de se venger du maléfique juge Turpin. Ce dernier a violé sa femme – devenue hystérique, réduite à la mendicité et à la prostitution – et convoite sa fille. Ayant retrouvé son salon et sa voisine, Sweeney Todd va saigner ses clients pour procurer ainsi la farce des tourtes qui vont sauver le commerce de Mrs. Lovett, qui devient sa complice… Autour de ce singulier duo vont graviter une demi-douzaine de personnalités fortes ou faibles, dont les liens complexes et l’histoire vont nous tenir en haleine.
Abolies les frontières entre le bien et le mal : le tueur en série et sa partenaire aimante nous émeuvent et l’empathie joue pleinement, le juge et son acolyte, abjects criminels en cols blancs, sont aussi des hommes malgré leur violence et leur perversité lubrique. Toujours corrosif, un humour noir (parfaitement traduit), aussi trivial que profond, nous interroge. L’horreur et le sourire font bon ménage.
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La Londres de Dickens est bien sombre. Revisitée par Barrie Kosky, elle se pare de lumières renouvelées, très loin de l’hyper-réalisme du film de Tim Burton. A son habitude, au service exclusif de l’œuvre, une humilité qui se traduit par un dispositif central simple, mobile, explicite, des lumières efficaces qui focalisent l’attention sur les corps. Quelques déplacements de panneaux d’anciennes photos argentiques, habilement agencés (ainsi, la combinaison de deux façades en perspective pour la rencontre d’Anthony et Johanna), on va à l’essentiel. Les costumes participent pleinement à la réussite de ce drame joyeux. Livret et partition sont aussi savoureux qu’exigeants, l’un comme l’autre. Rappelons que la sonorisation de chaque chanteur est la règle du genre, la restitution fine du souffle, des soupirs, des cris est proprement cinématographique. Seuls d’authentiques comédiens chanteurs peuvent rendre pleinement justice à Sweeney Todd. C’est le cas ce soir, avec une distribution totalement renouvelée depuis sa création berlinoise. Si les spécialistes de la comédie musicale ont été mobilisés, on retrouve avec bonheur plusieurs de nos figures les plus attachantes, qui illustrent tous les genres avec un égal bonheur (2).
L’équipe qui va nous tenir en haleine durant pas loin de trois heures partage l’engagement, la vérité et l’évolution psychologique de chacun des personnages, ainsi que les qualités vocales, musicales et dramatiques, sollicitées. Un régal. Scott Hendricks était déjà Sweeney Todd à Bruxelles en 2016. Le rôle, écrasant, qui appelle de grandes voix (telle celle de Bryn Terfel), lui va comme un gant. Ses moyens vocaux sont connus. Ce soir, sans jamais grossir le trait, il sera bouleversant de vérité, dès ce qui ressemble à son autobiographie (The Barber and His Wife). D’une profonde humanité, désespéré, chaleureux et terrifiant (Epiphany), rongé par la vengeance, il périra délibérément sous le couteau de Toby, le gamin, après le monstrueux crime de la mendiante, qu’il identifie comme la mère de Johanna, présumée disparue. L’émotion n’est pas moindre avec Natalie Dessay, Mrs. Lovett, qui brûle les planches. Elle habite le rôle, sa complexe personnalité, dont le rêve épanoui By the Sea nous touche particulièrement. Son évolution jusqu’à sa fin tragique est conduite avec maestria. Souvent imprévisible, roublarde, effrontée, la femme blessée qui croit se reconstruire à la faveur du retour de Sweeney Todd, est merveilleusement campée. Natalie Dessay rêvait de chanter ce rôle, que l’on croirait écrit pour elle. On admire tout : la voix, maintenant bien timbrée dans le grave et le medium, le débit qui laisse pantois, le jeu, exceptionnel. L’impayable duo anthropophage des deux complices (A Little Priest), à la folie grandissante, sur lequel s’achève le premier acte, est un morceau d’anthologie, et leur plaisir exalté à le chanter et à le jouer est communicatif. Leur dernière valse (elle lui a menti par amour) avant qu’il la jette au fournil renvoie à la même émotion que celle ressentie lorsque Wozzeck va tuer Marie.
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C’en est une toute autre, Marie Oppert qui nous vaut une Johanna fraîche, candide et passionnée. Green Finch and Linnet Bird, que la pupille du juge chante à sa fenêtre, sur un accompagnement splendide, la présente mieux qu’un long discours. La romance, fût-elle parfois à l’eau de rose, lui va bien (le duo Kiss Me, avec Anthony). Ce dernier, le matelot, sauveur de Todd, est campé avec une fougue juvénile par Noah Harrison. Dès son Johanna, il montre sa résolution à libérer celle dont il s’est épris. Sa candeur et sa sincérité sont remarquablement illustrés tant par son jeu que par son chant. Jasmine Roy, un des piliers de la comédie musicale de notre pays, compose avec justesse une pathétique mendiante, dont la dérive est poignante. Le quatuor du II, où elle suspecte Mrs. Lovett, est digne des ensembles classiques les plus réussis. Beggar Woman’s Lullaby, où elle croit reconnaître le salon de celui qui fut son mari est un moment fort, juste. Le jeune Toby, naïf et attachant, animé des meilleurs sentiments, est incarné par Cormac Diamond, beau ténor au timbre flatteur. Se croyant trahi par sa protectrice, lorsqu’après avoir tué Todd, il retourne au hachoir en ressassant les consignes de Mrs Lovett, sa folie nous étreint.
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Le juge Turpin a de la prestance, toujours tiré à quatre épingles, représentant l’ordre politique et moral, tout en se montant libidineux et abject (Johanna – Mea Culpa). La belle voix de basse de Zachary Altman a tout pour séduire et tromper (le savoureux duo avec Todd, Pretty Woman). Beadle Bamford, l’inquiétant bedeau-huissier, inséparable complice servile et violent du juge, qu’il conseille Ladies in Their Sensitivities, est confié à Glen Cunningham, tout aussi haut en couleurs vocales et dramatiques. Adolfo Pirelli, le vaniteux barbier, charlatan patenté, maître-chanteur, est confié au jubilatoire Paul Curievici. La scène du concours de rasage est un de ces petits bonheurs qui émaillent la soirée. La voix, ses couleurs, la faconde donnent une vérité à ce personnage, faux italien plus vrai que nature.
Le chœur, d’où sont issus une dizaine de personnages secondaires, vaut d’abord par sa gestique. Sa première apparition, avec The Ballad of Sweeney Todd (dont le retour sera régulier) est un véritable choc, et aucune des suivantes ne laissera insensible. Sa cohésion tant vocale, dans les tessitures les plus tendues, que gestuelle force l’admiration. Qu’il soit commentateur, à l’égal du chœur antique, ou acteur (les folles libérées de l’asile après le meurtre de Fogg), la puissance expressive est au rendez-vous.
A l’égal de Bernstein, en d’autres temps, son large répertoire couvre tous les genres, du lyrique le plus exigeant à la création contemporaine : c’est au chef libanais Bassem Akiki que l’on doit la pleine réussite musicale de la soirée. Fin connaisseur de l’ouvrage, qu’il a déjà conduit à La Monnaie, 2016 (3), il nous en offre une magistrale version, exemplaire dans la traduction des différentes atmosphères, d’une dynamique, d’une plasticité rares, avec une précision horlogère, où l’attention portée au chant comme à chaque instrumentiste est constante. Son intelligence du texte musical nous régale, notamment à la surprise de l’art du pastiche de Sondheim (4) : du chant italien à la tradition écossaise, aux rythmiques renouvelées. Combiné à l’usage de leitmotivs, ne dédaignant pas la romance un peu sirupeuse, toujours à propos, le bonheur est constant.
L’Orchestre philharmonique de Strasbourg nous restitue l’ouvrage dans toute sa puissance évocatrice, dramatique et sonore. La force tellurique de l’accord initial (avec orgue) fait place à de somptueuses textures, allégées pour ce qui relève des récitatifs. La lisibilité, la transparence sont toujours au rendez-vous. Un grand coup de chapeau.
Même si les ultimes scènes nous prennent à la gorge, on se délecte, c’est glauque, sanglant, immoral, réjouissant, festif comme grave. A ne pas manquer ! (5)
(1) Qu’il connaît particulièrement bien pour en avoir signé l’adaptation française, donnée en 2008, en Suisse, qu’il rejoindra la saison prochaine, à Genève. (2) On se souvient que Natalie Dessay et Marie Oppert avaient chanté Les parapluies de Cherbourg, avec Michel Legrand, au Châtelet. (3) Claude Jottrand en avait rendu compte, (le chef était en alternance). L’analyse claire et fouillée que signe Bassem Akiki dans le programme de salle s’avère particulièrement éclairante. L’Opéra du Rhin nous a habitués à des publications particulièrement riches et documentées. Celle de ce soir est exemplaire par la variété des éclairages qu’elle offre de l’ouvrage. Un document essentiel. (4) Plusieurs personnages renvoient le lyricophile à des scènes connues : Turpin en Bartolo, Pirelli en Dulcamara, Todd en Wozzeck, la mendiante en Innocent etc. Le miracle réside dans la forte unité de l’ouvrage, comme dans le naturel, la vérité de chacun, remarquablement caractérisés, qui ne doivent rien aux références signalées. (5) En attendant Follies, que produit l'Opéra du Rhin en juin 26, mis en scène par Laurent Pelly, avec une distribution prestigieuse, où l'on retrouvera Natalie Dessay, Jasmine Roy, et marquée par le retour de Dame Felicity Lott.