Rossini a son festival à Pesaro, Verdi à Parme, Donizetti à Bergame. Mais ce privilège n’est pas réservé en Italie qu’aux compositeurs célèbres du XIXe siècle. Alessandro Stradella, un compositeur du XVIIe siècle encore injustement méconnu, possède lui aussi son festival, à Viterbe, dans la région du Latium. Fondé par Andrea de Carlo, ce festival a pour but principal de faire mieux connaître l’œuvre de Stradella, en ressuscitant chaque année une pièce du maître, qui dorment pour la plupart dans les tiroirs des bibliothèques depuis plusieurs siècles. Parallèlement, le chef enregistre le répertoire exhumé avec son ensemble Mare Nostrum, dans l’intention de réunir une intégrale discographique du compositeur : c’est le « Stradella Project ».
Cette année, le festival s’ouvrait avec une proposition un peu particulière, puisqu’il ne s’agissait pas d’un opéra ou d’un oratorio, mais d’un florilège d’airs et de ballets extraits de plusieurs œuvres composées par Stradella à Gênes, Modène et Rome sur une décennies, de 1671 à 1681. Tous ces morceaux – de véritables bijoux – ont été exhumés, rassemblés et polis par l’œil et l’oreille experte de Lucia Adelaide di Nicola. La musicologue et musicienne, qu’on retrouve au clavecin pendant le concert, s’est intéressée aux airs écrits pour un chanteur en particulier, le castrat Marc’Antonio Orrigoni, formant ainsi un recueil imaginaire dédié à l’interprète par le compositeur, comme cela se faisait parfois à l’époque. Dans une lettre à son ami et mécène Polo Michiel, Stradella annonce qu’il chante (« recita ») comme un ange du paradis (« come un angelo del Paradiso »). De là le sous-titre du concert, et du disque, coup de cœur de Forum Opéra et nommé pour les prestigieux Gramophone Awards.
La principale différence entre le disque et le concert tient dans la composition des membres de l’orchestre, presque complètement renouvelée. Les interprètes, portés par la direction vibrante d’Andrea de Carlo, sont cependant habitués à travailler ensemble et cela s’entend et se voit : on perçoit leur connivence et leur écoute mutuelles, ce goût de respirer ensemble, de prolonger et partager leur enthousiasme d’un commun accord. Une grande sensualité se dégage ainsi de la matière sonore, comme si un grand corps vivant exaltait sous nos yeux : chaque pupitre contribue à redonner chair à cette musique endormie depuis des siècles, d’une modernité stupéfiante.
Le programme, dense et ciselé, donne à entendre toute la palette d’un compositeur à la fois savant et profondément théâtral. Dès « Si che l’uccidero », extrait de Le gare dell’amor eroico, la fureur criminelle éclate sous la voix dans les éclats rageurs du théorbe (Giulio Falzone), presque rock’n’roll. Ailleurs, Stradella s’essaye au lamento le plus déchirant avec « Sorte crudele », tandis que la sinfonia de La Susanna déploie une grande sensualité dans le tissage savoureux des lignes des deux violons (Simone Pirri et Pietro Battistoni), qui s’entrelacent comme dans une étreinte. « Non vedi che Giove », extrait de La forza dell’amor paterno, explose avec une vigueur théâtrale éclatante, tandis que le plaintif « Lasso, che feci », du même opéra, surprend par ses audaces harmoniques. À l’autre extrême, le presto du Novello Giasone captive par sa brièveté et son intensité. Même quand il écrit une page plus apaisée, comme « Zeffiretti » (La Susanna), Stradella invente un climat unique : pas de figuralisme appuyé ici, mais des violons qui évoquent des courants contraires, portant une mélodie vocale aérienne, sur un accompagnement de cordes pincées vibrionnant tout autour (Juan Josè Francione à l’archiluth).
Andrea De Carlo, d’une énergie fougueuse, toujours soucieux de donner du nerf et du relief à la musique, n’hésite pas à surprendre le spectateur : dans la sinfonia de Scipione africano, il tape du pied sur l’estrade, soulignant le caractère martial du morceau, exigé dans la partition. Dans les autres extraits de ballets de Scipione africano, les contrastes de timbres sont un régal : cordes pincées cinglantes dans le Ballo dei ciclopi, ou chevauchée collective dans le Ballo degli schiavi du même opéra, qui commence presque comme le boléro de Ravel : instruments entrant l’un après l’autre, tutti endiablé, puis duo délicieux de tendresse entre le théorbe et la harpe baroque (Margherita Burattini), rejoints par la viole et enfin la contrebasse qui prend des allures d’instrument percussif (Amleto Matteucci).
Le sommet émotionnel de la soirée est sans doute atteint avec l’air « Da chi spero alta », judicieusement placé à la fin du programme. Silvia Frigato, d’un engagement sans faille depuis le début du concert, déployant une voix qui évoque aussi bien le feu que la glace, joue sur de longues tenues en son droit, progressivement vibrées. Son expressivité est saisissante dans le registre grave, avec un goût du mot infaillible et enivrant. À l’orchestre, la ligne vocale se déploie autour d’un motif obstiné des cordes graves, dans un long crescendo exaltant, où la contrebasse se met presque à sonner comme une basse électrique. La même structure se répète, mais avec d’infimes variations instrumentales et des chromatismes surprenants, dans une forme de transe magnétique. C’est un monde en soi qui se déploie alors sous les voûtes de l’église Santa Maria Nuova, dense et cosmique, qu’on aimerait ne jamais devoir quitter.
À travers ce voyage musical dans l’œuvre de Stradella, le festival rappelle combien ce compositeur, bien qu’encore dans l’ombre de Monteverdi ou Cavalli, possède un génie dramatique et harmonique singulier. Le concert présenté le lendemain dans l’église San Silvestro avec le violoncelliste époustouflant Michele Marco Rossi, explorant toutes les potentialités de l’instrument dans un programme qui allait de Galli à Xenakis, permettait d’éclairer d’un œil nouveau l’originalité de Stradella, finalement presque plus proche de la musique du XXe siècle que de celle du XVIIIe… On repart de Viterbe avec la conviction que les prochaines dates du festival, notamment les représentations d’une serenata de Stradella intitulée Ecco Amore ch’altero risplende, seront elles aussi un avant-goût du paradis, grâce à ce mélange unique de concentration spirituelle et de sensualité que déploient Andrea De Carlo et son ensemble Mare Nostrum.