L’audace ne fait pas défaut à Baugé : la programmation du Chevalier à la rose en témoigne. L’ouvrage, outre ses incroyables exigences musicales, impose un nombre considérable de solistes, plus de vingt avec les petits rôles, comme un orchestre somptueux, post-wagnérien (1). L’exploit est réalisé, bien au-delà de toutes les attentes. Au final, l’extraordinaire subtilité du climat sera restituée – d’Ochs, graveleux cuistre, à la délicatesse fragile de Sophie, en passant par la mélancolie résignée et la légèreté douce-amère de la Maréchale – avec un orchestre flamboyant comme intime.
C’est au prix d’un incroyable travail et intense que cet orchestre cosmopolite, éphémère, trouve l’homogénéité, la dynamique, la souplesse comme les couleurs straussiennes. Il suffit de fermer les yeux pour se croire à Vienne. Totalement engagé, Konstantinos Diminakis va insuffler une énergie peu commune, toujours en communion avec ses musiciens comme avec les chanteurs. D’origine grecque, le chef est Viennois d’adoption (2), ce qui explique son intimité à Richard Strauss, et au Rosenkavalier tout particulièrement. La fluidité d’un discours changeant, ininterrompu durant chaque acte, participe à l’émotion. Le violon solo du Hongrois Nandor Szederkenyi, outre ses fonctions de Konzertmeister, fait merveille dans ses nombreux soli, lorsque l’orchestre se fait chambriste, intime. La richesse du propos nous tient en haleine et tout est admirable. Ainsi l’ample prélude du troisième acte, avant qu’Ochs n’accueille Mariandel dans une auberge douteuse pour arriver à ses fins. L’esprit viennois, de Mozart à la valse (3) irrigue la comédie.
Aussi discrète qu’exigeante et efficace Bernadette Grimmett, directrice artistique, a réalisé une mise en scène quasi littérale, ce qui réjouit dans la mesure où c’est devenu chose rare. Malgré la relative modicité des moyens de l’Opéra de Baugé, la production sert l’ouvrage et l’esprit qui l’anime avec une rare justesse. Le décor est dépouillé à l’extrême, les accessoires sont réduits à l’essentiel (le lit, bien sûr, les fauteuils, la table du notaire etc.). Les costumes, dûs à Juliette Frappier, sont un constant plaisir visuel, valorisés par des éclairages classiques et efficaces. Le jeu de chacun comme de tous (les scènes de foule sont un régal) est millimétré, juste et intense. Ni exhibitionnisme, ni pudibonderie, rien qui distraie de l’intrigue, ce qui ne pourrait être qu’un agréable vaudeville se mue en une comédie de mœurs, profonde, émouvante.
Plus que la plupart des ouvrages lyriques, Der Rosenkavalier est un texte, où le génie de Hoffmannstahl transfigure ce qui n’aurait pu être qu’une comédie de boulevard en un chef-d’œuvre de lyrisme vrai – avant de se faire musique. Pour être en mesure d’en apprécier toute la saveur, il faudrait que chaque auditeur se l’approprie avant le spectacle, car le caractère lapidaire des traductions le prive de ce qui fait le sel de la langue de chacun. Ce soir, qu’ils soient portugais, suédois, ukrainien, philippin, australien, estonien, anglais ou russe, chacun des solistes nous vaut un allemand correct, intelligible pour qui connaît le livret comme sa langue. Leur jeu, jamais outré, donne toute sa dimension humaine à la comédie, avec des caractères bien dessinés, justes et subtils. La distribution est homogène, malgré son caractère international, les artistes ayant pour la plupart l’habitude de travailler ensemble, en particulier ici même.
La soprano portugaise Susana Gaspar, familière du rôle, nous offre une Maréchale encore jeune, naturelle, sympathique comme digne. L’amoureuse aussi lucide que généreuse est gourmande de la vie. Le chant ne l’est pas moins, ample et libre, stylé, au timbre charnu. Le souffle est long (notamment dans le trio). Elle donne une vérité psychologique à sa Bichette-Thérèse. Le sol aigu, piano et coloré de « Rose » est un régal. On oublie la forte différence de taille avec Octavian tant les deux voix s’accordent idéalement. La formidable découverte de la soirée est Hadvig Stenstedt, soprano suédoise dont c’est la première apparition en France, sauf erreur. Son Octavian juvénile, longiligne, est d’une rare justesse, tant vocale que scénique, mué en Mariandel à la gaucherie et à la langue souriantes. Dans les duos et trios, tout autant que dans chacune de ses répliques, elle se montre irrésistible, sous chacune de ses identités, une incarnation. Le jeu est d’exception, et l’émission superlative : la forme vocale est indéniable, assortie de la chaleur de la jeunesse et d’une technique qui lui permet de rayonner. Le chant, lumineux, flexible, l’abattage sont d’exception, et l’émotion est juste. On a hâte de la réécouter. On connaît et apprécie la basse ukrainienne (attachée au Deutsche Oper Berlin) Volodymyr Morozov dans tous les rôles qui lui sont confiés. Son Ochs est superlatif, qu’il s’agisse du débit (au premier acte, surtout), de la projection comme du jeu. Jamais outré, même paillard, truculent, orgueilleux, méprisant, il garde ce je ne sais quoi d’aristocrate : le texte d’Hoffmannstahl est illustré avec brio. Puissant, au timbre rond, son autorité naturelle, associée à un jeu juste rendraient le personnage sympathique malgré ce qu’il a de détestable. Sa sortie, avec Leopold, a de la classe. Poupée de porcelaine de Saxe, bien qu’originaire de Manille, Karlene Moreno-Hayworth nous vaut une superbe Sophie, innocente de beauté, qui se révélera forte de caractère avant de s’éprendre d’Octavian. Le chant est en parfaite harmonie avec le personnage comme avec sa stature. La légèreté cristalline, les couleurs, l’aisance, la sensibilité n’appellent que des éloges. Son père, Faninal, est confié au baryton viennois James Roser (bien que né australien), apprécié la veille pour son Leporello. La suffisance du parvenu est remarquablement traduite et les moyens vocaux sont au rendez-vous. La conduite du chant traduit une profonde intelligence du personnage, comme du texte, la voix est sûre et ne manque pas de séduction, même lorsque le personnage apparaît sous son jour le moins favorable.
Des très nombreux seconds rôles, tous fort bien défendus, on retiendra Alexander Pidgen, tour à tour Valzacchi l’intrigant, et le ténor italien, fort beau, mais dont on attendait peut-être davantage de parodie, voire de caricature dans son second emploi. Sa comparse, Annina (l’Estonienne Monika-Evelin Liiv) nous offre une belle lecture de la lettre. Denis Sedov passe sans peine du Commandeur, dont il avait la dignité, au trivial Commissaire de police, flanqué de l’excellent Bo Wang (qui campe aussi le montreur d’animaux et la majordome de Faninal ). Chacune et chacun, des orphelines au notaire, mériterait d’être cité.
Malgré la longueur de la partition et les rebondissements de l’action, le temps semble suspendu et le spectateur ne perçoit pas son écoulement, tant il est emporté par ce flot ininterrompu de musique, à nulle autre pareille. Après le départ de la Maréchale, et que Mohamed ramasse le mouchoir qu’a laissé échapper Sophie, après l’accélération et les accords conclusifs, le silence en dit long sur l’émotion partagée par chacun avant que les applaudissements et les chaleureuses ovations fusent. Une soirée inoubliable.
(1) Pour équilibrer les cordes (il était impossible d’envisager... 10 violoncelles et 8 contrebasses, le reste à l’avenant) un aménagement s’imposait donc : les vents sont ramenés à deux au lieu de trois, comme les cors, réduits eux aussi à deux, toutes les parties sont jouées, y compris par les deux harpes, et compte-tenu de la relative modestie de la salle et de son acoustique, rien ne trahit cette réduction. (2) Actuellement directeur musical de l’opéra de Klosterneuburg et de l’ Orpheus Kammerorchester de Vienne. (3) Coïncidence, c’est l’année où Ravel écrit ses Valses nobles et sentimentales qu’est créé l’ouvrage. Le thème de la valse des Danaïdes, op.173 de Josef Strauss, entendu dès le début, est dans toutes les oreilles. Ce sera un leitmotiv avant de couronner le finale du deuxième acte.