Qu’on les découvre par les récits qui les présentent ou par leur comportement sous nos yeux, les protagonistes du Trovatore sont tous des solitaires que leur passion isole de leur environnement. Le Manrico du tournoi que Leonora révèle à Inez est un cousin du « desdichado » de Gérard de Nerval. Bien qu’engagé dans l’action militaire au service d’un prince, ce poète et musicien est l’exception parmi les guerriers, pour ne rien dire de son statut secret de « fils de la gitane ». Leonora, de plein droit membre de la Cour, se met à l’écart pour s’abandonner à la séduction irrépressible de cet homme marginal et quand elle le croira mort, c’est la solitude du cloître qu’elle choisira. L’ autre homme qui la convoite et est prêt à tout pour la posséder, fût-ce en faisant éliminer son concurrent, rompt par sa conduite avec le code d’honneur de sa caste. Enfin la gitane est tout entière obnubilée par ses souvenirs, symbolisés par le voile rouge roulé en cordon qui la relie à une mission mortifère que ses pairs ne partagent pas, comme on peut le voir dans la scène de la forge.
Enfin, comme on aurait pu le voir si le metteur en scène, Louis Désiré, n’en avait décidé autrement. Pas de forge, en effet, bien que l’orchestre la fasse entendre brillamment. Pourquoi faire l’impasse sur cette activité qui éclaire une bonne part des préjugés à l’endroit des gitans ? Dans bien des sociétés, sur divers continents, ceux dont l’activité consiste à transformer par le feu des éléments naturels sont considérés avec méfiance, voire avec crainte, et peuvent être, encore aujourd’hui, l’objet d’une suspicion qui peut devenir haineuse. Mais pour revenir au spectacle, alors qu’Azucena est plongée dans ses souvenirs obsédants, à quoi riment les doigts tendus de sa communauté, qui semblent la désigner comme une coupable alors qu’elle ne fera son aveu qu’à Manrico, quand ils seront seuls ?
© Christian Dresse
Ce n’est qu’une des questions que poseront bien des options proposées. La pantomime initiale qui met en présence Luna et Manrico et révèle, par la similitude de leur apparence, leur parenté, qu’en auront compris les néophytes ? Ainsi, à quoi riment les acrobaties auxquelles se livrent les figurants qui représentent les renforts attendus par le Comte de Luna ? Pourquoi Manrico et ses hommes, soldats armés, iront-ils à l’assaut pour délivrer Azucena avec des bâtons ? Pourquoi, quand le comte exhale ses sentiments passionnés, semble-t-il les confier à ses hommes, et les voit-on alors s’interroger, échanger des avis, dans une pantomime d’arrière-plan qui trouble l’attention ? Il serait trop long de relever tous les partis pris dont l’à-propos dramatique nous a laissé perplexe. Un dernier exemple : l’apparition d’Inez qui écrit le nom de Leonora sur le rempart. Pourquoi ? Faut-il comprendre que cette suivante – en habit de religieuse, pourquoi ? – éprouve pour Leonora un attachement qui n’ose pas s’avouer ?
Passons directement aux décors et aux costumes, tous signés Diego Méndez-Casariego. De grands panneaux en fond de scène représentent des fortifications ; devant eux, des cadres très haut tendus de gaze noire qui délimiteront les jardins du palais au deuxième tableau du premier acte, jardins que le spectateur devra imaginer. Les évolutions de ces panneaux délimiteront ainsi les espaces successifs, avec à deux reprises l’apparition en fond de scène d’une énigmatique haie de branches mortes. Des lumières rouges pour les pics dramatiques, des calots pour définir des soldats, mais des bretelles pas très guerrières. Leonora et Azucena en longues robes, la première changeant plusieurs fois, les frères ennemis en manteau long qu’après l’entracte Luna abandonnera un moment, sans que l’on sache si c’est une prescription ou un choix dicté par la chaleur. Enfin l’efficacité des panneaux-miroirs au dernier acte, tant celui laborieusement relevé que celui descendu des cintres, ratée pour nous, a-t-elle été évidente à d’autres spectateurs ?
Heureusement, la représentation réservait bien des satisfactions, même si l’annonce initiale d’un malaise d’ Angélique Boudeville plombait l’atmosphère. Effectivement, le début est problématique et on souffre avec l’interprète d’une diction pâteuse et d’une émission indocile qui durcit les aigus. Mais la voix s’échauffe, l’étendue est entière, l’émission s’assouplit, et la volonté fait le reste. On ne doute plus, après le premier acte, et la conviction se fera toujours plus forte : Angélique Boudeville est une grande Leonora, et ceux qui l’entendront complétement rétablie seront chanceux !
Premier soliste à intervenir, Patrick Bolleire s’acquitte avec le métier et la probité qu’on lui connaît du récit de Ferrando, que l’option de mise en scène contraint à débiter pratiquement immobile, comme s’il était lui-même halluciné. Pourquoi pas…Ruiz, le second dévoué, trouve en Marc Larcher un interprète de luxe. Quand à Inez, elle donne à Laurence Janot l’occasion de composer avec d’infimes nuances un personnage peut-être moins lisse que l’on pourrait le croire.
Les deux frères rivaux font assaut de voix. Scéniquement, on aimerait que Serban Vasile soit plus outrecuidant, en particulier dans la scène où il défie Dieu, mais la vigueur de la voix et son amplitude composent un Comte de Luna convaincant, en dépit des jeux de scène qui le montrent prenant ses hommes à témoin de ses états d’âme. Teodor Ilincai assume crânement les embûches dont la tradition a alourdi le rôle ; si sa mélodie initiale, chantée en coulisse, manquait un peu du velours espéré, par la suite la voix pleine et la projection et les nuances emportent l’adhésion.
A ce trio gagnant s’ajoute celle qui incarne Azucena, dernier protagoniste à paraître et dernier en scène, peut-être traces de l’intention de Verdi d’intituler l’opéra Azucena. Certes Aude Extremo semble plus la sœur que la mère de Manrico, mais cela dit, l’écouter est un plaisir sans mélange, car l’étendue de sa voix lui permet un chant homogène, sans recourir aux sons tubés ou poitrinés de certaines interprètes. Elle campe ce personnage douloureux avec une conviction qui lui vaudra un triomphe aux saluts.
Triomphe également pour l’orchestre et son directeur musical, Michele Spotti. Les rumeurs flatteuses montant de la fosse à la fin prouvent que la lune de miel se prolonge, et l’exécution sans défaut en était l’illustration. Vigueur et précision, souplesse et rapidité, sens des contrastes et contrôle constant des détails, influx mélodique et scansions dramatiques, rien n’a manqué tant à la richesse qu’à la finesse du tissu orchestral. Elle allait de pair avec l’engagement des artistes du chœur, dont on n’oubliera pas de sitôt le Miserere ou le chant guerrier du début du troisième acte. Tous, choristes, musiciens et solistes, ont été ovationnés longuement et bruyamment, y compris la valeureuse Angélique Boudeville. Encore deux représentations !