Encore une superbe résurrection au crédit du CMBV. Un an après le Télémaque et Calypso de Destouches , après le concert donné à Oslo et alors que sort le disque, Versailles fait place à François-André Danican Philidor, resté surtout connu pour ses traités de stratégie… au jeu d’échecs. Peu donné de nos jours et presqu’exclusivement pour sa contribution clef à l’histoire de l’opéra-comique (Tom Jones, Les Femmes vengées), on ignorait qu’il connut également le succès à l’Académie Royale de Musique et on découvre ce soir tout ce que cette réussite a également de novateur, ouvrant la voie à Gluck. L’Orfeo de Vienne, c’était 1762 ; la première version de cette Ernelinde, c’est 1767 ; Gluck à Paris, ce sera 1773. Il est toutefois évident que Philidor avait déjà entendu la musique du Chevalier puisqu’au-delà d’utiliser sa grammaire, il cite ouvertement l’ouverture d’Orfeo ed Euridice et même « Che fiero momento » dès la ritournelle du premier air, lequel est un duo in medias res très dramatique entre la fille et le père. Hélas le livret de Poinsinet (même remanié pour la version de 1769 donnée ce soir) pêche par bien des répétitions ou maladresses : avec le premier acte on a tout vu et ce ne seront ensuite qu’interminables négociations entre le méchant Ricimer et la princesse Ernelinde pour sauver son honneur, son père ou son amant. Sans compter l’inévitable présence de divertissements dommageables à l’économie du drame et dont l’italianité nous semble insuffisamment originale pour retenir l’attention. Il faudra encore attendre plusieurs années avant qu’en 1780 un Grétry puisse proposer une Andromaque fusant en moins d’une heure trente. On est cependant vite ébloui par cette arrivée inédite des innovations de l’opéra-comique dans la grandiloquence de la tragédie lyrique (ton très direct voire violent, ou cet étonnant final qui voit s’enchainer un trio halluciné sur pizzicati des cordes, une gavotte discrète et une ariette du ténor). Certainement influencé par la Réforme donc, tout en y ayant contribué lui-même, voilà un nouveau témoignage passionnant d’une époque charnière.
Dans cet espace exigu à l’acoustique très mate qu’est la salle des Croisades, le son de l’ensemble n’a jamais le temps de se former (d’autant que nous sommes très près de la scène) mais les différents pupitres de l’Orkester Nord y gagnent un relief proportionnel à leur assertivité et leur investissement. Alors tant pis si c’est loin d’être un son poli, et si le souffle l’emporte souvent sur la rigueur d’exécution. Après tout, ce bruit de guerre constant convient bien à la férocité quasi constante de l’action et les passages originaux ou intimes sont loin d’être négligés (l’introduction très visuelle du récitatif accompagné « Où suis-je » d’Ernelinde au II). Demeurent pourtant de nombreux problèmes d’équilibre entre les solistes et le chœur d’un côté, et la trentaine d’instrumentistes de l’autre.
Les chœurs mêlés de Vox Nidrosiensis et des Chantres du CMBV n’appellent que des éloges pour leur énergie parfaitement canalisée entre le gore brutal et la dignité délicate (« Dieu des combats, Dieu du carnage » et ses multiples parties en canon). Sortis du chœur, Jehanne Amzal et Clément Debieuvre campent les différents personnages des divertissements avec un métier d’autant plus indiscutable que leurs airs sont loin d’être simples.
Laurent Naouri obtient le rôle du père et roi norvégien vaincu puis finalement deus ex machina. C’était Thomas Dolié au disque (hélas retenu par un médiocre Dr Miracle ailleurs) et on perd ce soir en finesse de caractérisation : le grand baryton n’a manifestement pas eu l’opportunité de beaucoup travailler sa partie, car après une erreur très audible à l’acte I, il se contente d’un portrait assez générique. Reste une autorité sidérante, une prononciation au claquement inimitable et une projection souveraine. Judith van Wanroij a toujours pour elle une grande vivacité du jeu, un registre aigu très tranchant et un soin certain porté à son texte, hélas c’est insuffisant pour exister face à ses partenaires à la projection bien supérieure, et aux tessitures plus généreuses. Elle est convaincante lorsque l’orchestre la laisse étaler son art certain du parlando (scène du suicide au dernier acte), mais peine à porter son « Oui je cède au coup qui m’accable » au degré d’incandescence nécessaire : faute de moyens suffisants et variant insuffisamment les répétions d’une même phrase, son expressivité est comme cadenassée. Sandomir jouit d’une entrée très impressionnante : après une symphonie militaire il apparait soutenu par un chœur vengeur au-dessus de « monceaux de corps sanglants » avant d’enchainer sur un très tendre puis belliqueux « O toi chère âme ». Favorisé par les dimensions réduites de la salle et très en forme ce soir, Reinoud Van Mechelen brille dans les moments héroïques tout en assurant une continuité vocale et psychologique à travers les changements d’humeur du héros danois. Il ne manque pas non plus de combattivité et de rage dans des duos d’une rare violence, tels le superbe « J’excuse ton jeune courage ». C’est pourtant le vilain Ricimer de Matthieu Lécroart qui nous marque le plus : avec une élocution d’une rare acuité et évidence, un ambitus qu’on ne lui connaissait pas, un jeu fiévreux il livre coup sur coup un parfait « Né dans un camp, parmi les armes » et un formidable « Transports, tourments jaloux », sommet de la partition avec sa structure héritière l’aria da capo.