Implantées depuis l’an 2000 en pleine campagne, les Soirées Lyriques de Sanxay représentent aujourd’hui un modèle d’équilibre entre l’ouverture à un public néophyte et l’exigence artistique. En parcourant rétrospectivement les programmes des éditions passées, on trouve nombre de grands noms programmés au festival bien avant leur reconnaissance internationale. Ainsi, la Carmen de 2011 avait pour Micaëla une certaine Asmik Grigorian, tandis que le rôle de Morales y était tenu par un tout jeune Florian Sempey. Si on recule encore d’un an, on trouve Marianne Crebassa dans le petit rôle de Clotilde (Norma). C’est dans cet héritage d’exigence et de curiosité que s’inscrit la production de Nabucco cette année. On pourra émettre des réserves sur tel ou tel soliste, mais on garde surtout de cette soirée la découverte d’un baryton verdien idéal et la satisfaction d’un plateau aussi bien assorti que complémentaire. À défaut d’avoir les moyens du festival d’Aix-en-Provence ou de l’ONP, il faut le flair d’une bonne direction artistique, à l’écoute de ce qui se fait hors des circuits les plus médiatisés, et dans les concours internationaux.
Ainsi le directeur artistique a-t’il découvert Ariunbaatar Ganbaatar par la retransmission d’un Nabucco canarien : déjà familier du rôle, le baryton mongol est ce que l’on peut rêver de mieux pour ce répertoire. Avec un chant des plus sains, un legato royal, un italien toujours compréhensible, il dessine un Roi de Babylone captivant de noblesse même dans ses excès. On pourrait gloser longtemps sur l’adéquation exacte de cette voix à l’écriture vocale de baryton verdien, mais on préfère encore mettre en valeur la qualité exemplaire de la ligne, du phrasé, qui fait la marque des grands Nabucco. Son « Dio di Giuda » dans le dernier acte est bouleversant d’humilité et de douceur. Le public français pourra le retrouver pour 3 dates d’un Ballo in Maschera parisien, en Renato face à l’Amelia d’Angela Meade : les prix ne sont pas les mêmes que ceux de Sanxay, mais on ne peut qu’encourager ceux qui le peuvent à aller le découvrir à cette occasion.

©️Jean-Michel Piqué
Yvan Beuvard louait en avril l’Abigaille d’Ewa Vesin en version de concert à Toulon : il s’agit indéniablement d’une grande artiste, et la princesse qu’elle interprète saisit dès son entrée par sa présence, son port de tête, et bien sûr par l’effet saisissant d’une vraie voix dramatique. Son médium riche en métal, la précision de ses attaques, ainsi que les effets rauques qu’elle utilise dans le grave, contribuent à générer l’effroi d’un personnage rempli de haine, y compris envers elle-même. La soprano polonaise est cependant loin de n’être qu’une voix, il s’agit surtout d’une musicienne intelligente et exigeante, qui creuse les contrastes de son personnage avec de nombreux pianissimi et un phrasé toujours élégant. À l’impossible nul n’est tenu, et si elle possède l’aspect dramatique d’un rôle inchantable, il lui manque ce soir un soupçon d’agilité et des aigus plus assurés, souvent bas à cause de la fatigue. Même si le rôle est secondaire, il faut face à Abigaille une Fenena capable de lui tenir tête tout en se différenciant dans les ensembles : quelle bonne idée que d’avoir donné à Marie-Andrée Bouchard-Lesieur l’occasion de faire sa prise de rôle. La voix n’appelle que des éloges, tant elle est remarquable d’opulence, avec un médium particulièrement sonore et un aigu aisé. Après Meg Page, elle continue d’explorer le répertoire de mezzo verdien avec réussite, annonçant probablement d’autres belles prises de rôle dans la suite de sa carrière. Le troisième rôle féminin, Anna, n’a droit qu’à une intervention solo. C’est un luxe d’avoir Andreea Soare pour le défendre, dont le soprano lyrique offre encore une autre couleur qui enrichit les ensembles par sa clarté.
La basse Dmitry Ulyanov, qui interprète Zaccaria ce soir, est régulièrement invitée sur les plus grandes scènes européennes. Il assied sans effort l’autorité du Grand Prêtre de Jérusalem par des moyens vocaux considérables, ainsi que par son implication dramatique dans les scènes les plus tendues. Il nous laisse cependant sur notre faim lorsque l’écriture se fait plus belcantiste. La magnifique prière du deuxième acte, « Tu sul labbro », nous paraît ainsi pâtir d’un phrasé trop haché. Le ténor albanais Klodjan Kaçani, en revanche, est impeccable de style en Ismaele grâce à son italien très naturel et la couleur d’une voix typiquement latine. Adrien Mathonat en Grand-Prêtre de Baal et Alfred Bironien en Abdallo complètent une distribution très équilibrée, aussi bien musicalement que dramatiquement.

Le Chœur et l’Orchestre des Soirées Lyriques de Sanxay sont des formations éphémères, même si le directeur artistique rappelle dans son discours la fidélité renouvelée de nombreux musiciens d’année en année. À ce titre, on ne saurait attendre d’eux le son d’ensemble de formations permanentes. On doit cependant saluer le travail de Valerio Galli et Stefano Visconti, dans une œuvre exigeante, pour parvenir à un résultat aussi précis et engagé, des complexités de mise en place du « Lo vedeste » aux nuances piano de « Va pensiero ».
À la direction, Galli choisit de ne pas outrer les contrastes de l’œuvre ou son caractère démesuré, avec des tempi souvent modérés et une certaine retenue. Presqu’un peu sèche dans l’ouverture, sa direction a le mérite de l’élégance et de la clarté. C’est cependant dans le registre élégiaque qu’on le préfère, où son expérience de chef lyrique lui donne précisément la bonne souplesse pour laisser la ligne de chant se déployer.
La mise en scène d’Andrea Tocchio s’inscrit dans une volonté de simplicité dans le rapport aux œuvres qui est la marque du festival : lisibilité et littéralité en sont les principes fondateurs. C’est de là que vient sans doute l’idée de faire appel à un metteur en scène avant tout scénographe et créateur lumières, pour un spectacle visuellement très plaisant. Le décor mobile, plutôt ingénieux, fait référence aux carrelages de la Porte d’Ishtar de la Babylone historique, sans avoir la lourdeur qui peut parfois être celle du carton-pâte. Les costumes d’Anna Biagiotta sont un plaisir pour les yeux, à commencer par la tenue d’Abigaille. Dommage que cette lecture au premier degré s’accompagne parfois d’un manque de direction d’acteurs, qui enlève leur impact à certains événements-clés, voire les rend confus (le sauvetage de Fenena par Ismaele particulièrement). C’est moins flagrant dans la deuxième partie du spectacle, notamment grâce à une confrontation Nabucco-Abigaille très incarnée.

©️Jean-Michel Piqué
La production, enthousiasmante à bien des niveaux, récolte un succès mérité auprès du public. Un vote à main levée en ouverture de la soirée aura par ailleurs déterminé à quel point il est en grande partie constituée de fidèles, présents à Sanxay depuis plusieurs années. Il faut dire que ces Soirées Lyriques sont parfaitement implantées dans le territoire, avec plus de 200 bénévoles locaux, impliqués aussi bien dans la construction des décors que dans les stands de nourriture très appréciables avant le concert, ou encore dans l’hébergement des artistes. C’est sans doute ce qui fait l’ambiance si particulière de cette représentation, où l’exigence artistique n’empêche ni la convivialité ni la simplicité. On ne peut alors que souhaiter à ces Soirées Lyriques de Sanxay de continuer dans les prochaines années à battre les records de fréquentation qu’elles ont atteint en 2025.