Soudain Roberto Tagliavini déplia son grand corps, comme réveillé par les appels de trompettes du Tuba mirum et entonna le Mors stupebit, avec gravité, avec effroi, la profondeur de son timbre de basse s’alliant à une puissance tragique saisissante. Et cette austérité, cette angoisse, semblèrent par mystérieuse capillarité se transmettre à tous, sur le podium. Dès lors, le Requiem de Verdi allait être une nouvelle fois subjuguant de grandeur.
Jusque là, tout avait été plus ou moins brinquebalant, malmené par l’acoustique improbable de la tente du Gstaad Menuhin Festival, une tente de cirque blanche, un peu cheap et incongrue dans ce repère d’heureux de ce monde dorés sur tranche qu’est Gstaad, au paysage tellement enchanteur qu’il paraît faux.

Le Kyrie avait été secoué de décalages, l’Orchestre de l’Opéra de Zürich, nouvelle appellation semble-t-il du Philharmonia Zürich, avait semblé à la recherche de sa sonorité, de l’équilibre de ses pupitres. Après un incipit, le Requiem æternam, lentissime et très beau, le Dies Irae avait sonné hirsute plutôt qu’imposant.
Un théâtre de sentiments
L’Orchestre et le Chœur de l’Opéra de Zürich, auxquels nous avons maintes fois tressé des couronnes sur ces pages, deux phalanges hyper-professionnelles, paraissant déconcertés, si loin de l’acoustique limpide de leur Opernhaus, où le moindre détail s’entend. Et sans doute étonnés de la différence entre la salle vide de la répétition et cette salle pleine.
Tout semblait un peu brouillé. Jusqu’à l’entrée (ce fut en tout cas notre impression) de la basse italienne, dont le visage austère (un sosie de Nanni Moretti, le cinéaste-acteur) est à l’image de son chant, intériorisé, inspiré, d’une ligne impeccable.

Et c’est bien la spiritualité profonde de cette œuvre que Gianandrea Noseda mettra en lumière, œuvre formidable d’un homme qui n’était sans doute pas plus croyant que Iago, qui, on se le rappelle, chante dans Otello « La morte e nulla », la mort n’est rien, le Ciel est une vieille fable…
Verdi n’écrit ni une musique de la résignation, ni un hymne de louange, ni une vision effrayante du Jugement dernier, il décrit tout un théâtre de sentiments face à la mort : la peur, l’espoir, la révolte, l’apaisement, il joue sur les contrastes de couleurs, d’intensités, d’états d’âmes, d’images.
La fougue de Noseda
C’est cette multiplicité que le chef italien, passionné, fougueux, lyrique, met en évidence, dans une lecture expressionniste, aux antipodes de la conception plus apollinienne d’un Daniele Gatti, si l’on veut évoquer un chef de la même génération.
Au terrifié-terrifiant Mors stupebit succède une autre expression de la peur universelle, le Liber scriptus du mezzo-soprano, une Elina Garanča très inspirée. Là encore, on a le sentiment d’un chant profond d’une grande sincérité. Beaucoup de noblesse, un tragique sobre, un legato porté par l’homogénéité d’une voix aux couleurs mordorées, c’est un chant envoûtant, allant de pair avec une manière d’élégante discrétion. Saisissantes, les notes graves sur Judex ergo cum sedebit avant la grand clameur de la reprise de Liber scriptus sur les sommets de la voix.

Mariage de voix
C’est dans le Quid sum miser qu’Eleonora Buratto pourra déployer enfin une voix de soprano lirico d’une lumière, d’un envol, d’une projection extraordinaires, dessinant d’un timbre comme immatériel de longues lignes suspendues au-dessus de ce trio. Comme elle illuminera le Salva me fons pietatis, caracolant sur son extrême aigu, avant de fusionner avec la voix de Garanča dans un Recordare d’un lyrisme impalpable, suivies toutes deux par un Noseda respirant à l’amble avec elles, dont les deux voix venant d’horizons différents se marient étonnamment bien.
À Piero Pretti échoit un rôle difficile, celui de succéder au pied levé à Joseph Calleja déclarant forfait pour raison de santé impérieuse (et succédant lui-même à Jonathan Tetelman initialement prévu). Piero Pretti a chanté les ténors verdiens, belliniens ou donizettiens sur les plus grandes scènes italiennes (notamment), mais il sait bien qu’il est attendu au tournant de l’Ingemisco. De là sans doute une émission crispée, une certaine âpreté et une application un peu trop audible. Les yeux sur la partition, il restera en deçà de ce qu’il aurait pu donner en meilleures circonstances, mais du moins assumera son rôle avec probité, et d’ailleurs on le sentira libéré, et sa voix aussi, dans l’Hostias qui viendra un peu plus tard, où son timbre clair pourra prendre son essor.

Ferveur
Le Confutatis donnera à nouveau à Roberto Tagliavini l’occasion de démontrer son art de phraser, grâce à une voix d’une homogénéité sans faille jusqu’au sommet de sa tessiture. Son Oro supplex, comme en écho du début de la séquence sera d’un effet troublant, sans parler de sa maîtrise des demi-teintes, d’une grande émotion chez une basse.
Et que dire du sublime Lacrimosa, du duo Garanča-Tagliavini, du crescendo d’intensité qui en exalte l’émotion, de l’entrée du chœur et de la voix céleste de Buratto venant survoler le tout, puis de la reprise de la mélodie par le quatuor de solistes a cappella. Un seul mot s’impose, celui de ferveur. Noseda, non seulement fait tenir ensemble tous les éléments de cette architecture, mais insuffle à la longue séquence du Dies irae une fin apaisée et inspirée.
Il faudrait dire aussi la sensualité du quatuor de solistes dans l’Offertoire (et de l’impressionnant mi bécarre devenant mi bémol dardé par la Buratto, une bonne quinzaine de secondes durant dans une seule respiration) et la manière dont Noseda anime constamment le discours du Fac eas jusqu’au la bémol en lévitation du soprano et au postlude orchestral morendo sur un trille des violons d’une finesse pianississimo impalpable.

Un Requiem qu’on dit opératique (et pourquoi pas ?)
L’univers musical de Verdi est évidemment un terrain familier pour l’Orchestre de l’Opéra de Zürich et son directeur musical Gianandrea Noseda. La saison prochaine, ils se retrouveront pour une Forza del Destino, un Ballo in maschera et un Macbeth, de même que le chœur de l’Opéra, chœur de théâtre qu’on a souvent vu magnifique d’engagement face aux sollicitations en tous genres des metteurs en scène, toujours impeccable de précision et de plénitude, mais singulièrement ici dans le fougueux et virtuose double chœur du Sanctus.
Et qui sera d’une ineffable douceur quand il se mettra à l’unisson des deux chanteuses a cappella dans l’Agnus Dei, séraphiques toutes deux, sur un pianissimo des cordes aux frontières du silence, à nouveau dans un sentiment de ferveur d’une émotion intense.
Préludant à ce qui est sans doute le sommet de la partition, une cantate pour soprano, chœur et orchestre et qui en fut d’ailleurs le noyau d’origine, composée à la mémoire de Rossini.
Introduit par un sublime duo de Garanča et Tagliavini dans le Lux aeterna, le Libera me sera l’apothéose d’Eleonora Buratto.

Apothéose de Buratto et transe de Noseda
On la verra s’approcher de son lutrin, très concentrée, très discrète, humble presque et lancer son Libera me, Domine, de morte aeterna avec une manière d’urgence désespérée, avant de projeter un Tremens factus haletant, halluciné, presque parlando, et de descendre à des graves de soprano dramatico. Interrompue par un Dies Irae, foudroyant, tellurique, martelé, fusionnant toutes les forces de l’orchestre, les trilles des trompettes, les roulements des percussions, les voix graves du chœur.
Alors la voix de Buratto viendra planer par dessus le chœur a cappella et implorer un dernier Requiem aeternam.
La lumière de cette voix, ses longues implorations sur les sommets de sa tessiture, la transparence de ce timbre, montant jusqu’à un ultime contre-ut, tout cela est d’une beauté indicible, d’une puissance haletante.
Image saisissante, celle des bras gigantesques d’un Noseda en transe, soulevant la musique et les musiciens et de Buratto, descendue de deux octaves depuis son contre-ut, chantant-disant son dernier Libera me, Domine, de morte aeterna.
Durant le très très long silence précédant les premiers applaudissements, la salle restera comme stupéfaite, transportée par la force de cette interprétation (et par le génie de Verdi).