Outre qu’il est un excellent connaisseur des voix et des chanteurs, Christophe Ghristi, le directeur artistique du Capitole de Toulouse, cultive la fidélité. Quand il a trouvé la juste adéquation artistique, il sait s’en souvenir et en jouer. Frank Beermann et Michel Fau, qui cosignent ce Vaisseau fantôme, en savent quelque chose. Le chef allemand a fait ses preuves dans le répertoire germanique et a déjà proposé en bord de Garonne, outre une Elektra et une Rusalka dont on se souvient, un Tristan und Isolde, et une Femme sans ombre qui ont hissé l’orchestre national du Capitole parmi les phalanges qui comptent dans un répertoire où les orchestres allemands règnent habituellement sans grande concurrence. La récente tournée de neuf jours, en mars, de l’orchestre du Capitole en Allemagne a du reste soulevé l’enthousiasme du public de Düsseldorf, Dortmund, Cologne, Fribourg, mais aussi de ceux de l’Elbphilharmonie à Hambourg et de la Philharmonie de Berlin. Bon signe.
Confirmation ce jour de la parfaite symbiose trouvée entre chef et orchestre – ces deux-là se connaissent maintenant, cela se voit et surtout cela s’entend. Surtout que le parti pris par le chef allemand n’est à l’évidence pas le plus simple ; faire du Holländer, non pas un opéra de – relative – jeunesse de Wagner, encore attaché aux numéros et aux accents ici et là belcantistes, mais voir en cette pièce une préfiguration quasi immédiate des poids plus lourds du catalogue wagnérien, soit ceux datant d’une vingtaine d’années plus tard, à partir du milieu des années 1860. Les cuivres sont puissants, denses, les vents en général forment une masse compacte sans qu’elle perde en gracilité lorsqu’il le faut (superbes interventions des bois dans l’ouverture). Le tutti, une fois lancé, ne craint personne. Ni les chœurs, qui vont faire face avec grâce (au II le chœur de femmes des 24 fileuses) ou virilité (une intervention de deux chœurs d’hommes au III qui montre si besoin était tous les progrès réalisés dans le répertoire germanique en terme de diction, de scansion, par les troupes du chef des chœurs Christophe Bourgoin). Ni les chanteurs sur scène, qui doivent faire feu de tout bois pour passer la fosse. Cela donne au total une sorte de poème symphonique endiablé, enivrant, bouleversant à certains endroits (la scène finale), qui fait presque regretter l’interruption – l’entracte – entre les actes II et III. Les saluts enthousiastes qui ponctuent la prestation de Frank Beermann et de l’orchestre donnent déjà envie de revivre ces moments de communion lors de la saison prochaine où Salome les réunira.
© Mirco Magliocca
Michel Fau est aussi un habitué heureux des lieux et c’est la deuxième fois (à notre connaissance) qu’il fait équipe avec Beermann. Il a déjà monté in loco Ariadne auf Naxos, Wozzeck et Elektra, . Il disait récemment son angoisse de se répéter, d’être pris à utiliser les mêmes ficelles, les mêmes recettes. Et si tout, effectivement, sépare les mises en scènes des quatre opéras qu’il a montés à Toulouse, on pourra trouver toutefois un fil conducteur : la fidélité à la pièce originale, la volonté de décrire sans trahir, de jouer sans surjouer, de montrer sans démontrer. Et là, tout y est : les bateaux (celui de Daland, puis celui du Hollandais, qui vient se mettre en travers), la mer déchainée (décors tout de réalisme d’Antoine Fontaine, bien mis en valeur par les éclairages de Joël Fabing), les fileuses et leurs douze rouets, jusqu’à cette image un peu kitsch des deux amants réunis dans la mort au baisser de rideau. Fidélité au texte donc, les décors et les costumes (de Christian Lacroix) qui nous replongent dans la Norvège du XVIIe siècle et cette belle idée d’un immense cadre recréant le tableau (une marine) que Senta n’a de cesse de contempler, songeuse, dans l’attente inassouvie de celui qui viendra. Cet immense tableau, qui s’animera et dont sortira le Hollandais (belle trouvaille), qui vient prendre toute la scène, laissant finalement peu de place aux chanteurs (cela nous a rappelé les décors gigantesques et pour tout dire envahissants d’Elektra où Fau avait imaginé une immense statue d’Agamemnon, gisant par terre et entravant les pas de ses enfants). Un tableau qui se fend au début du III, laissant pressentir l’issue tragique d’une liaison inaboutie.
Le plateau vocal est à la hauteur des ambitions de la fosse – et si Beermann lâche aussi facilement la bride c’est qu’il connait ses chanteurs qui ne s’en laissent (quasiment jamais) conter. Il ne faudrait oublier personne dans cette production : ni Eugénie Joneau en Mary revêche, ni Valentin Thill en pilote étourdi mais au ténor vaillant et lumineux. Jean Teitgen campe un Daland somme toute attendu, plus près de ses sous que de sa fille. Son premier acte, dense, est réussi, grâce à une présence qui lui permet d’équilibrer les scènes avec le Hollandais ou Senta. Airam Hernàndez étrenne le rôle d’Erik : prise de rôle réussie. C’est un Erik volontaire, presque héroïque que la voix ample et plastique de Hernàndez propose. Aleksei Isaev ne possède pas dans la voix toute la noirceur qui pourrait faire du Hollandais un avant-goût de Marke, mais il y a l’agilité, l’ambitus et, lorsqu’il le faut la puissance pour surmonter les flots de l’orchestre. De puissance, Ingela Brimberg n’en manque pas. Voilà un rôle, Senta, qu’elle emmène avec elle un peu partout depuis de longues années. Celle qui fut naguère la Brünnhilde du dernier Ring bruxellois, nous rappelle toute la difficulté du rôle de Senta. Qui doit être capable au III des plus extrêmes forte et au II de produire un cantabile quasi belcantiste. Tout cela, la Suédoise, le maîtrise parfaitement. Nous aurons particulièrement goûté les trois strophes de sa ballade (elle n’en a donc omis aucune) qu’elle propose en variant à chaque fois les perspectives, de la plus récréative à la plus intense. Brimbeg est décidément une grande wagnérienne.