C’est une constante dans le drame wagnérien : les passions renvoient à des interrogations psycho-métaphysico-philosophico-théologiques à bien des égards irréductibles à toute synthèse et donc heureusement irréconciliables (que serait le Geist s’il se figeait ? Plus un souffle ni esprit). Tannhäuser n’échappe pas à la règle : les opposés s’y affrontent en une lutte acharnée et, ici, violente. Au fond, toute vie spirituelle peut sans doute être pensée sous le prisme de ces antagonismes : vie-mort, amour-haine, liberté-contrainte, plaisir-morale, rédemption-damnation… La partition de Tannhäuser ne raconte pas autre chose : envolées excessives, progressions lentes mais explosives ou harmonies sans résolutions posent le cadre d’une intrigue où la mesure n’est pas érigée en idéal parce qu’elle ne se conçoit même pas.
Michael Thalheimer a bien sûr une conscience aiguë de ces questions qu’il reformule dans sa note d’intention : « qui sommes-nous ? qu’est-ce qu’une vie pleine de sens ? notre existence a-t-elle une finalité ? […] quelles possibilités s’offrent à nous dans la vie ? pourquoi existe-t-il tant de contraintes et d’obstacles ? quand est-ce que j’agis de mon plein gré et dans quelle mesure mes actes sont-ils dictés par mon environnement ? ». Pourtant, la mise en scène qu’il propose n’aborde pas – ou, du moins, pas frontalement – ces question essentielles. On retiendra un marquage toujours clair des oppositions dans l’intrigue, oppositions qui sont souvent opportunément ramenées à la dualité entre « notre » monde et celui du Venusberg – monde de l’abandon aux plaisirs ou à la tyrannie qu’ils exercent, peut-être monde intérieur ou de la folie, monde où l’homme perd le contrôle qu’il exerce sur lui-même et où le monde perd le contrôle qu’il tend à exercer sur chacun. Le Venusberg est un cercle – figurant l’infini et l’éternel retour chers à Nietzsche et Wagner, mais peut-être aussi un monde psychique clos ou l’éternité d’une inéluctable damnation. La mise en scène suggère mais n’offre pas de lecture explicite et c’est ce qui fait sa beauté. Outre ce cercle qui, passé l’ouverture et le tout début de l’œuvre, est largement remisé à l’arrière du plateau, la scénographie est d’une sobriété extrême : ni décors, ni costumes élaborés. Les oppositions entre un monde et l’autre sont suggérées par des éléments récurrents (singulièrement, le sang qui relève davantage ici du sacrifice sexuel que du sacrifice humain) dont la puissance évocatrice suffit à porter l’œuvre. Quelques éléments kitschs (vierge, séquences lumineuses ou pureté retrouvée… grâce à des serpillères) apportent la légèreté qui manque a priori à l’œuvre. Initialement confiée à Tatjana Gürbaca qui a dû se retirer de la production pour des raisons de santé et ensuite confiée à Michael Thalheimer alors que les décors et costumes étaient déjà prêts, la mise en scène touche ici efficacement le cœur de l’œuvre sans s’attarder en particulier sur l’une ou l’autre question, sans effusions et, au fond, sans excès de prétention. Elle est touchante parce qu’elle touche le cœur de toute vie humaine et parce que, comme à l’issue de toute vie humaine, elle ne lève aucune incertitude.

C’est une autre constante dans le drame wagnérien : le propos dramatique est indissociable du propos musical, l’un nourrissant l’autre et réciproquement. Sortie de son contexte dramaturgique, l’ouverture de Tannhäuser a bien sûr des qualités musicales propres qui en font une pièce de premier choix en concert mais, ramené au propos global de l’œuvre, ce moment – durée éprouvée – prend une épaisseur supplémentaire. À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Mark Elder parvient à rendre cette puissance dramatique : de notes crépusculaires, légères mais déjà pleines d’un inquiétant foisonnement, à l’explosion jubilatoire (le chef parle d’ailleurs d’énergie sexuelle libérée à cet égard), l’orchestre assure un crescendo très lent qui permet à la tension de s’installer dans la durée et d’éprouver les insoutenables tourments vécus entre ces pôles opposés – n’est-ce pas le sujet essentiel de cet opéra ? Le son est toujours remarquable de rondeur et de cohérence. Les cordes et les bois sont veloutés, voire voluptueux et, si l’on peut regretter l’un ou l’autre accroc au niveau de la justesse et quelques passages comme en retrait, la lecture est fluide et globalement excellente.

En Tannhäuser, Daniel Johansson est d’une efficacité redoutable. La clarté et la luminosité du timbre, de même que la richesse des harmoniques, lui permettent d’affronter une partition où se côtoient l’exaltation débridée et la pure intériorité. Le phrasé est magnifique et ne trouve de limites que dans certains traits de vocalises où la rupture de la phrase se double d’une intonation plus approximative quand la vocalise se déploie sur une même syllabe (quand le même motif musical revient mais sur un texte où chaque note est amenée par une consonne, le problème ne se pose plus et l’on retrouve avec bonheur un phrasé irréprochable).
La voix de Victoria Karkacheva, qui réalise ici une prise de rôle remarquable, est à l’image de la Vénus qu’elle incarne : charnue, chaude, sensuelle mais pas lascive. Les passages de registres s’effectuent dans la cohérence d’un phrasé où les séquences sont poussées à un degré d’intensité extrême sans aucune rupture. En Elisabeth, Jennifer Davis, qui signe aussi une prise de rôle parfaitement maîtrisée, offre une voix et une interprétation en adéquation parfaite avec le rôle. Légère et presque menue d’abord, la voix semble pouvoir s’ouvrir à l’infini. Elle révèle un timbre léger mais puissant, riche et très coloré.
Stéphane Degout offre à Wolfram von Eschenbach le timbre incisif qu’on lui connaît. Le phrasé est remarquablement canalisé vers le haut du masque sans jamais tomber dans la nasalité. Il est capable de toutes les nuances, offrant dans l’air de l’étoile du berger l’un des moments les plus intimes et touchants de l’œuvre. Franz-Josef Selig est un Hermann, Landgraf von Thüringen, efficace en tous points. La voix est profonde et bien installée, très légèrement rocailleuses, ce qui ne pose aucun problème ici. La projection est idéale et la direction bien sentie. Le rôle de Biterolf est servi par la voix ample de Mark Kurmanbayev (prise de rôle). Également sonore dans tous les registres, profonde mais pas sombre, lumineuse mais pas légère, la jeune basse a toutes les qualités d’un wagnérien de premier plan. À suivre. La distribution masculine est avantageusement complétée par le Walther von der Vogelweide de Julien Henric, le Heinrich der Schreiber de Jason Bridges et le Reinmar von Zweter de Raphaël Hardmeyer.
Le jeune berger de Charlotte Hirt (prise de rôle) ne réduit pas la candeur à la légèreté et parvient à concilier puissance et naïveté grâce à une voix dont les harmoniques se déploient naturellement et habillent l’espace sonore sans effort perceptible.
Dans Tannhäuser, les chœurs ont une place prépondérante – il suffit de penser au chœur des pèlerins, tube wagnérien par excellence. Voix féminines et masculines ne se mélangent jamais avant l’apothéose rédemptionnelle finale qui marque peut-être une forme de réconciliation des opposés. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, préparé par Mark Biggins, est exceptionnel à cet effet. Au-delà de l’homogénéité, de la rondeur du son, de l’intégration scénique maîtrisée de cette masse de chanteurs, il faut souligner le sens de la retenue et l’absolue maîtrise de l’énergie musicale. C’est un seul souffle qui, doucement, naît, s’ouvre et se déploie, vibre et vit, explose aussi. En dernière instance, le chœur porte toutes les questions soulevées par le drame wagnérien, peut-être parce que le médium choral permet l’expression des opposés, leur cohabitation, l’expression de leurs tensions et leur possible réconciliation.