La programmation des récitals de Lieder à la Monnaie tente quand c’est possible d’établir des ponts avec les opéras présentés cette saison et de profiter de la présence de certains artistes dans la maison pour les mettre en valeur dans un répertoire bien différent. C’était encore le cas hier soir : la jeune soprano américaine Liv Redpath, qui tient le rôle de l’Oiseau de la forêt dans le très beau Siegfried actuellement à l’affiche avait donc été pressentie pour partager l’affiche avec Samuel Hasselhorn, baryton allemand bien connu et très apprécié du public bruxellois depuis qu’il a remporté en 2018 le premier prix du Concours Reine Elisabeth de chant.
Autre effet des circonstances, c’est à Inge Spinette, pianiste depuis longtemps attachée à la Monnaie en tant que chef de chant (ici on dit plus simplement coach) mais aussi accompagnatrice tout terrain, prompte à relever tous les défis, lectrice à vue hors pair, partenaire de nombreux chanteurs en récital ou en master classes, qu’on a demandé de coordonner le projet et de proposer la composition du programme avec les chanteurs. Cette femme discrète et remarquablement efficace termine ici sa carrière dans la grande maison bruxelloise, c’est donc aussi un témoignage de reconnaissance, un hommage que l’institution rend à sa collaboratrice de longue date.
Deux compositeurs majeurs du genre sont rassemblés pour ce Liederabend dans la plus pure tradition allemande, Hugo Wolf et Robert Schumann, sans doute les plus intellectuels de ceux qui se sont penchés sur ce répertoire, ceux qui auront choisi leurs textes avec le plus de discernement au sein de l’énorme corpus du romantisme allemand, où les thèmes de l’amour et de la nature s’entremêlent sans cesse.
Le programme débute dans le noir complet, avec un extrait enregistré de l’intervention de l’Oiseau de la forêt dans Siegfried, une façon un peu incongrue d’établir le lien dont on a parlé plus haut.
La première section de la soirée est consacrée à des textes de Mörike mis en musique par Wolf.
C’est Samuel Hasselhorn qui commence, voix magnifiquement timbrée, belle assurance, diction et maintien en scène impeccables, dans la grande tradition allemande un peu raide que certains (pas lui) s’attachent à remettre en cause aujourd’hui. La pianiste aura-t-elle été impressionnée par le baryton qui fait deux fois sa taille ? Toujours est-il que son jeu reste froid et très objectif, sans grande poésie dans les trois premiers Lieder ; les choses s’améliorent nettement dès l’entrée de la soprano (An eine Äolsharfe). L’entente entre les deux femmes se fait très naturellement et heureuse surprise, nous découvrons chez la soprano américaine un véritable talent de récitaliste qu’on ne lui connaissait pas : à la très grande qualité de la voix, que tous se sont plu à souligner dans ses rôles à l’opéra (faite de très belles résonances dans le registre grave – rare chez les sopranos – et d’une douceur veloutée dans le médium, faite aussi d’aigus comme suspendus dans les airs), vient s’ajouter une remarquable attention au texte, une touchante sincérité et un véritable sens du drame.
L’alternance entre les deux chanteurs se poursuit dans les extraits du Italienisches Liederbuch qui suit, fait de minuscules scénettes, petites disputes de couple, querelles d’amoureux que les deux protagonistes jouent avec humour et bonhomie. Leurs deux tempéraments sont bien différents pourtant, presque opposés, elle du côté du charme un peu piquant, sarcastique ou délicieusement provocateur et lui, vocalement splendide mais nettement moins expansif, très introspectif avec une réserve qui lui donne parfois l’air d’un pasteur. Cette alternance fait tout le charme de la pièce, la pianiste participant activement à l’éclosion de cet esprit italianisant qui trouve son point culminant dans Ich hab’ in Penna einen Liebsten wohnen extrêmement virtuose, idéal pour clore la première partie du spectacle.
Après la pause, c’est l’univers assez sombre de Schumann que les deux chanteurs nous offrent en partage. L’avantage revient alors au baryton dont la belle intériorité trouve ici un terrain idéal à l’épanchement ; les couleurs cuivrées de sa voix semblent idéales pour ce répertoire délicieusement morose. Les deux derniers Lieder de cette section, le magnifique Mondnacht chanté par Liv Redpath et Frühlingsnacht interprété par Samuel Hasselhorn, constituent un diptyque somptueux particulièrement réussi. La dernière partie de la soirée ramène à Hugo Wolf : Verborgenheit où les deux voix se mêlent de façon idéale, le très poétique Gebet, particulièrement poétique, et en fin de programme, Phänomen, le Lied qui donne son nom au récital, sorte d’hymne à l’amour d’une infinie nostalgie.
Portés par le très grand enthousiasme du public, les deux chanteurs donneront en bis « La ci darem la mano » extrait de Don Giovanni de Mozart, choix contestable à mes yeux dans la mesure où il rompt complètement avec l’atmosphère poétique qu’ils avaient si bien réussi à établir.