C O N C E R T S 
 
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PARIS
les 29/10, 5, 8, 15/11/2003 (1ère série)
et 4/05/2004 (2ème série).

(© Eric Mahoudeau)
Giuseppe VERDI (1813-1901)

IL TROVATORE

Opéra en quatre actes
Livret de Salvatore Cammarano
D'après le drame d'Antonio Garcia Gutiérrez

Direction musicale : Maurizio Benini
Mise en scène : Francesca Zambello
Décors : Maria Björnson et Adrian Linford
Costumes : Sue Willmington
Lumières : Peter Mumford
Chef des choeurs : Peter Burian

Il Conte di Luna : Stefano Antonucci (15/11), 
Lado Ataneli (5 & 8/11), 
Roberto Servile (29/10)
Anthony Michaels-Moore (4/05)
Leonora : Sondra Radvanovsky, Marina Mescheriakova (4/05)
Azucena : Dolora Zajick (1ère série), Larina Diadkova (4/05)
Manrico : Viktor Afanasenko (15/11),
Dario Volonte (8/11),
Roberto Alagna (29/10 et 5/11)
Salvatore Licitra (4/05)
Ferrando : Orlin Anastassov 
Inès : Martine Mahé 
Ruiz : Jean-Luc Maurette 
Un vecchio zingaro : Denis Aubry*
Un messo : Nicolas Marie*
(*artistes des Choeurs de l'Opéra National de Paris)

Orchestre et Choeurs de l'Opéra National de Paris

Paris, Opéra Bastille
Les 29/10, 5, 8, 15/11/2003 (1ère série)
et 4/05/2004 (2ème série).



UN SEUL TÉNOR VOUS MANQUE
ET TOUT EST DÉPEUPLÉ...
 

Cette nouvelle production du Trovatore était sans doute l'un des événements les plus attendus de la saison lyrique parisienne. On sait l'ouvrage difficile à monter, en raison de la dimension des solistes requis, mais aussi de par la difficulté d'imprimer scéniquement un rythme à une action dont l'essentiel se passe quand le rideau est tombé.

La présente réalisation nous confirme cette difficulté, mais une certaine amertume naît aussi du fait qu'on aurait pu aisément aboutir à un résultat sensiblement meilleur que celui obtenu au cours de ces soirées.

Fallait-il par exemple conserver Dario Volonté (distribué les 1er et 8 novembre, entendu le 8) comme doublure de Roberto Alagna ? On ne pourra pas reprocher à la direction de l'Opéra d'avoir initialement distribué ce chanteur : une flatteuse réputation le précédait et un enregistrement commercial récent du rôle témoignait d'un chant certes un peu frustre, mais efficace.

Pourtant, il est difficile de croire que les répétitions n'aient pas mis à nu l'actuel délabrement vocal de ce chanteur. Chant hurlé, aigus pincés, aboiements rauques... tous les sons ne sont qu'un supplice pour l'auditeur. Pour peu que l'on connaisse la partition, on frémit même à l'avance pour chaque difficulté, fût-elle minime. Etant donné l'absence d'annonce devant le rideau, on ne peut même pas spéculer sur une méforme passagère du ténor.

Fort mal accueilli par le public au rideau final, le chanteur (pas content) s'en est allé sous d'autres cieux sitôt exécutées (si j'ose dire) ses deux prestations contractuelles. Bien imprudemment, la direction de l'Opéra n'a pas balisé le terrain en vue de qualifier un remplaçant convenable en cas de défaillance de son ténor vedette (ce qu'à mon sens elle aurait dû faire dès les répétitions, tant la prestation de Dario Volonté relevait de l'imposture la plus totale).

Quand la bise fut venue et le beau Roberto enroué, elle dégotta en catastrophe un pilier de troupe slave qui débarqua, dans l'après-midi, de Vienne (c'est ce qui fut benoîtement annoncé devant le rideau, le soir du 15 novembre).

Cette nouvelle déclencha dans la salle un tonnerre de huées qui ne cessèrent ni avec le départ de l'annonceur, ni avec l'arrivée du chef et qui ne cessèrent toujours pas avec le démarrage de la musique ! Le début du prélude fut ainsi perdu dans cette bronca mémorable : un déchaînement tel qu'on n'en avait pas vu depuis longtemps à l'Opéra de Paris.

Même si la frustration est compréhensible, légitimait-elle une telle manifestation ? Sûrement pas, car l'art lyrique est un spectacle vivant, les chanteurs sont des êtres humains, et personne n'est jamais à l'abri de ce genre de désagrément : le pauvre Viktor Afanasenko n'ayant pas encore ouvert la bouche, il aurait été plus courtois de le dispenser de ce genre d'encouragement.

Voix blanche du ténor qui a trop gueulé la veille, volume limité et style approximatif : les oreilles n'étaient pas à la fête et si (mini) scandale il y a, c'est bien plutôt celui de ne pas avoir trouvé (ni d'ailleurs cherché) un remplaçant correct (1). 
 

C'était toujours mieux que d'entendre à nouveau le pauvre Dario. Filet de voix de plus en plus imperceptible au fil des actes, le ténor retrouve une certaine vaillance pour le dernier ; miraculeusement, la voix passe enfin la scène, mieux : elle rivalise de puissance avec celle de Dolora Zajick ! Magie ? Non : ampli ! Car malgré les dénégations rituelles de la direction, le chanteur semble bien bénéficier alors d'un secours technique opportun. Même le timbre se trouve affecté, devenant tout d'un coup plus riche. Rassurons tout de suite les lecteurs qui regretteraient de n' avoir pu apprécier l'artiste, celui-ci nous reviendra pour la reprise de décembre, assurant une représentation et la doublure de Neil Shicoff : ce dernier étant rarement en reste dans les annulations de dernière minute, le ténor russe devrait faire de nouvelles victimes collatérales.
 

D'un tout autre niveau, Salvatore Licitra, entendu le 4 mai, assure la reprise du printemps. Etoile montante depuis son remplacement spectaculaire lors des "premiers" adieux de Pavarotti , le ténor sicilien est sans aucun doute une valeur sûre pour les années à venir.
Un timbre riche, très latin, un volume vocal fracassant, mais sans que le style ne soit sacrifié (on est plus près de Corelli que de Bergonzi). Deux bémols : une légère tendance à chanter "un peu haut" et une agilité parfois un rien laborieuse. Ce chanteur est très certainement plus à l'aise dans des rôles moins "lyriques" tel le Mario déjà mentionné ou son exceptionnel Alvaro de La Forza del Destino qui lui permet de déployer des notes somptueuses dans le bas medium : bref, plutôt un ténor barytonnant, mais à l'aise dans l'aigu.

Face à une telle concurrence, Roberto Alagna est bien facilement le meilleur Manrico de la saison. 
Timbre ensoleillé, phrasé unique, contrôle du souffle : nous sommes cette fois sur les traces de Carlo Bergonzi. Cette simple comparaison pourrait suffire à qualifier les hauteurs auxquelles nous planons : le premier duo avec Azucena est magnifique, "A si ben moi" quasiment divin (à tel point qu'on lui pardonne une cabalette paresseusement transposée d'un demi-ton) et le dernier acte de toute beauté. Mais (car il y a un mais), le chanteur ne fait plus trop d'efforts en dehors de ses grandes scènes : presque inaudible dans le trio de l'acte I, confidentiel dans les ensembles, il joue à l'économie, sans jamais se donner à fond. Or le plaisir de l'opéra, c'est aussi un artiste qui "se défonce", qui mouille sa chemise et prend des risques : Roberto n'en prend pas. A-t-il raison ? Sans doute oui, si l'on en juge par le triomphe (mérité) au rideau final ; sans doute non, si on compare cette interprétation aux témoignages légendaires légués par des Corelli, Bergonzi, Tucker et quelques autres.

Pour le Comte de Luna, l'Opéra de Paris nous offre "La Farandole des Barytons ". Succédant à Zeljko Lucic qui assure la première en remplacement de Lado Atanelli (voir l'article de Christian Peter), Roberto Servile assure la deuxième représentation, celle du 29 octobre. Disposant autrefois de beaux moyens, le baryton italien les a malheureusement gâchés à cause d'une technique sommaire : la justesse est approximative, la voix souvent engorgée et le volume plutôt insuffisant pour Bastille. L'incarnation est générique (mais les circonstances l'expliquent) et le chanteur tire son épingle du jeu sans gloire, mais également sans honte ; aussi les huées qui l'accueillent sont-elles largement exagérées.

D'autant que Lado Ataneli, entendu les 5 et 11 novembre, n'est pas non plus Bastianini ! Physique de vieux beau aux cheveux plus bruns que nature, attitude figée dans des poses stéréotypées, on ne saurait dire qu'il a fière allure. Son seul capital : une belle voix, ample et souple, des moyens et un incontestable "savoir-chanter", mais sans la moindre expressivité ; distillant l'ennui, le chanteur traverse le spectacle comme une ombre ; aussitôt entendu, aussi vite oublié.
 

Les spectateurs du 15 novembre n'auront vraiment pas eu de chance, car c'est Stefano Antonucci qui remplace cette fois Lado Atanelli. Trop occupé à digérer sa rage d'avoir manqué Alagna, le public sera bien plus indulgent pour ce chanteur que le public du 29 octobre pour Servile. Cet artiste a d'ailleurs les défauts inverses de ses confrères : ici, les moyens sont clairement limités et le timbre bien usé ; mais le chanteur réussit à compenser ses défauts par un investissement sans faille et campe finalement un personnage d'une certaine dignité qui lui vaut un beau succès au rideau final.
 

Pour la reprise de mai, Anthony Michaels-Moore campe sans surprise un Luna de haute volée ; sans surprise, car ce chanteur est définitivement très à l'aise dans le jeune Verdi où il sait distiller une certaine science belcantiste tout à fait à propos. Phrasé, style, sont au rendez-vous ; les aigus ne lui font pas peur et les trilles abordés sans tricher. Sur le plan de l'interprétation, le personnage est d'une grande noblesse, réussissant même à nous faire partager la douleur d'un amant déçu. Revenez quand vous voulez !
 

Après cette suite de défections masculines, on appréciera une grande stabilité chez les dames.

Sondra Radvanovsky incarne une Leonore très engagée, bonifiant au fil des représentations, notamment par un meilleur contrôle de l'aigu (là encore une tendance à chanter trop haut lors des premières représentations). Car la technique vocale reste encore le point faible de cette artiste : si la cabalette "Tu vedrai" est attaquée sans barguigner, on est plus près du torrent vocal que du belcanto (la reprise est d'ailleurs soigneusement omise : une des rares coupures de la partition). Dans les passages plus élégiaques, la chanteuse est tout de suite plus à l'aise, offrant quelques superbes pianissimi ; et ne parlons pas des ensembles, qu'elle contribue à rendre particulièrement électrisants grâce à un volume vocal avec lequel seule Dolora Zajick peut rivaliser.

Marina Mescheriakova, c'est une autre affaire. Encore crédible en 2001 dans ce rôle (au Met, aux côtés de Shicoff), la voici qui s'effondre littéralement pour les représentations de Bastille. Aigus précautionneux, pincés, écourtés ; souffle court ; vocalises laborieuses... voilà malheureusement ce qui arrive quand on se trompe de répertoire. A force de chanter des rôles trop lourds, la chanteuse a aujourd'hui la voix fort abîmée. Par chance pour elle, une note piano vient de temps à autre ravir le public ; ne nous y trompons pas, comme chez nombre de chanteuses finissantes, c'est un vieil artifice pour exécuter un aigu qu'on ne chanterait pas forte sans dommage. Espérons donc que cette estimable chanteuse saura triompher de ses difficultés actuelles et redevenir la belle artiste qu'elle a été il y a quelques années.

Ce n'est pas exactement le genre de problème qui affecterait Dolora Zajick. Interprète du rôle depuis plus de 20 ans, la chanteuse américaine ne semble souffrir d'aucune fatigue. Malgré une mise en scène d'une bouffonnerie intégrale et un costume qui la fait ressembler à Depardieu en braies dans "Obélix", son engagement est total. Chapeau ! Vocalement, c'est tout aussi exceptionnel : bien sûr, on est d'abord impressionné par un volume torrentiel proprement électrisant. Mais ce n'est pas tout : maîtrisant parfaitement son instrument, elle sait aussi en tirer des piani de toute beauté et se joue aussi bien des suraigus que des graves. Certains déploreront un timbre un peu métallique : c'est affaire de goût et c'est un peu faire la fine bouche devant de telles qualités.
 

Pour la reprise de mai, Larina Diadkova ne dispose certainement pas des mêmes moyens, notamment dans les aigus, un peu escamotés. Mais le timbre est sans doute plus riche et plus beau (c'est subjectif, là encore). A défaut d'être d'un parfait bon goût, les graves poitrinés à outrance sont vraiment impressionnants : au global, une interprétation plus vériste que belcantiste, mais qui a le mérite de tenir le coup scéniquement.
 

Orlin Anastassov complète le quatuor pour l'ensemble des représentations : l'accent slave est assez pénible, le volume insuffisant, pour le reste c'est très bien chanté, les ornementations, bien souvent omises par des confrères plus célèbres, sont ici impeccablement exécutées. C'est juste encore un peu vert face à de telles pointures.

Côté seconds rôles, Martine Mahé nous gratifie d'une voix un peu délabrée, c'est dommage car on l'aime bien ! Jean-Luc Maurette en revanche est adéquat en Ruiz.

Autre artisan du succès, Maurizio Benini nous offre une direction très théâtrale, souvent enthousiasmante grâce à des accélérations de tempo dans les parties rapides. Le chef italien ne manque pas non plus d'idées originales : les variations de dynamique de l'orchestre dans le "Di quella pira" sont franchement exaltantes. Benini sait aussi accompagner les voix dans des ralentis extatiques. Bref, une franche réussite.

A la lumière du travail effectué par Francesca Zambello depuis une petite quinzaine d'années, il est clair que le metteur en scène américain est plus à l'aise avec les oeuvres où se déploie les foules (Guerre et Paix, Billy Budd, voire Turandot ou, en partie du moins, Boris) qu'avec des oeuvres plus intimistes (l'échec de sa Lucia di Lamermoor, d'ailleurs très remaniée après la première, la tînt éloignée du Met pendant 10 ans) (2).

Le ratage du Trovatore ne fait pas exception : certes, l'ouvrage compte quelques belles scènes de foule, mais chacun sait qu'on y vient d'abord pour les solistes ! Malheureusement, Zambello est bien incapable de leur donner une quelconque humanité : ce ne sont plus que des ombres, parcourant le plateau pendant les ensembles ou figées dans des poses stéréotypées pour les grands airs. Sans doute désoeuvrée, Zambello a laissé dériver son imagination sans contrainte, alignant sans aucune cohérence des grandes scènes fourmillant de détails incongrus.

Le début de l'acte I nous montre Ferrando et ses soldats coincés sur le devant de la scène par une gigantesque part de fromage métallique. Les choristes sont en chemise, mais leurs tenues tombent opportunément du plafond.


http://www.francescazambello.com/gallery/trovatore.html

La part de fromage s'écarte pour laisser place au décor de la scène II : une espèce de mine désaffectée avec voie ferrée et wagonnets. Manrico (probablement tombé des cintres) descend d'une tourelle, déguisé en Zorro (3). Pendant le trio, le ténor se bat (mollement) avec Ferrando (qu'il blesse) puis avec un autre soldat tout aussi peu motivé ; Luna regarde ailleurs en chantant ; à la fin du trio, profitant lâchement d'un ré bémol de Leonora, Luna tue Manrico.

A l'acte II, au lieu du traditionnel camp de bohémiens des montagnes de Biscay, nous voici chez des métallos évoluant au milieu de hauts-fourneaux.


http://www.francescazambello.com/gallery/trovatore.html

Comme dans Guerre et Paix, des morceaux de plancher montent et descendent et rappellent vaguement le mouvement d'un gigantesque soufflet de forge ; effet saisissant, mais déconcertant.
La fin de l'acte nous plonge dans un couvent (bon, c'est toujours le même décor, mais il y a une croix) au milieu d'une procession de nonnes tout droit sorties d'un film d'horreur de la Hammer, crucifix fluo compris.

La première scène de l'acte III est un sommet, Azucena quittant la scène attachée à la roue d'un énorme canon comme dans un vulgaire numéro de lanceur de couteaux à l'Alcazar de Rodez (4).


http://www.francescazambello.com/gallery/trovatore.html



Après un tel moment, le "Di quella pira" parait insipide !

Pour l'acte IV, la part de fromage devient prison ; derrière, un triangle incliné du plancher évoque une célèbre scène de Titanic (et de fait, nous ne sommes pas loin du naufrage).


http://www.francescazambello.com/gallery/trovatore.html

Manrico meurt d'une balle dans la tempe, puis dégringole le plan incliné pour tomber dans les bras d'Azucena : c'est beau.
Le pire, c'est que tout ça a du coûter bien cher : nous ne sommes donc pas prêt de voir la production remplacée de sitôt.
Le Trouvère ? Vous pouvez y aller les yeux fermés !
 
 

Placido CARREROTTI
Notes

1. Quand Pavarotti annule un Mario au Met, la direction a recours à l'excellent Casanova pour le premier soir et à un Salvatore Licitra encore plus adéquat pour le second (chanteur que le théâtre fait venir à tout hasard !) ; quand Carreras annule à Barcelone, c'est Alfredo Kraus qui assume Edgardo ; à Londres, c'est Bergonzi qui vient à la rescousse ; June Anderson ne se sent pas bien ? Gasdia vient conclure la représentation scaligère de La Donna del Lago ; Margaret Price ne peut pas chanter ? Vous aurez Leontyne !
Sans aller jusque là, le théâtre avait un mois entier pour préparer un remplacement éventuel : on pouvait mieux faire.

2. Les parcs d'attraction Disney lui ont ainsi commandé un "grand spectacle" inspiré du dessin animé Aladdin.

3. Son nom, il le signe à la pointe de l'épée : d'un "Z" qui veut dire "Zambello" ; décidément, on reste chez Disney.

4. Bon enfant, le public rie une première fois lorsqu'on approche le canon et qu'on le colle sur la tempe de la gitane ; mais c'est sous un tonnerre de huées que celle-ci quitte la scène en tournoyant : il y a des artistes qui méritent leur salaire.

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