C O N C E R T S 
 
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PARIS
13/10/05
Jérôme Savary, ses trois "Veuves" et les danseuses de cancan.
Les Veuves, de gauche à droite :
Marie-Stéphane Bernard, assise (qui chanta la première),
Sophie-Marin Degor (debout) et Anne-Marguerite Werster (assise à droite)
© DR
 Franz LEHAR

La Veuve Joyeuse

Opérette en trois actes sur un livret de Victor Léon et Léo Stein
d'après "L'Attaché d'Ambassade" d'Henri Meilhac
Adaptation française de Gaston de Caillavet et Robert de Flers

Mise en scène et nouvelle adaptation : Jérôme Savary
Direction musicale et orchestration : Gérard Daguerre
Décors : Ezio Toffolutti
Costumes : Michel Dussarat
Lumières : Alain Poisson
Chorégraphie : Nadège Maruta
Coiffures : Pascal Ferrero
Maquillages : Claire Cohen
Chef de chour : Olivier Podestà
Chef de chant : Samuel Jean
 

Missia Palmieri : Marie-Stéphane Bernard
Le Prince Danilo : Boris Grappe
Camille de Coutançon : Marc Laho
Le baron Popoff : Patrick Rocca
Nadia, baronne Popoff : Sophie Haudebourg
Figg : Eric Laugérias
D'Estillac : Olivier Podestà
Lérida : Frédéric Longbois
Kromski : Olivier Peyrebrune
Olga Kromska : Susan Miller 
Bogdanowitch : Guy Vivès
Sylviane Bogdanowich : Isabelle Renard 
Pristchitch : Frédéric Strouck
Prascovia Pristchitch : Marie-France Goudé-Ducloz
Le gérant de chez Maxim's : Michel Tellechea

Danseurs solistes : Sabine Leroc, Marco Oranje

Co-production Opéra-Comique, Opéra Royal de Wallonie, Opéra de Lausanne
Représentations du 13 octobre 2005 au 15 janvier 2006

 

LA DAME DU TROCADÉRO
 
"En tout cas, une chose est pour moi certaine : l'opérette est un genre qui a pour objet une expérience humaine, drapée dans une forme musicale et artistique."
Franz Lehàr

 
 
 

Les amours de Jérôme Savary avec l'opérette et sa grande soeur l'opéra ne datent pas d'hier car déjà, en 1977, il mettait en scène La Périchole à Hambourg.

Depuis, outre l'aventure du "Grand Magic Circus" de 1965 à 1987, que de chemin parcouru, avec des hauts et des bas, bien sûr, mais qui n'en a pas connu ?

A Paris, Salle Favart, nous nous souviendrons longtemps de sa désopilante Belle-Hélène (1983) avec, en Ménélas, un Jacques Sereys entré désormais dans la légende, et de ce Cabaret (1986) tout aussi mémorable qui tournera dans le monde entier avec un immense succès. Beaucoup d'opéras, d'opérettes, de music hall, en un mot, beaucoup de musique, car Savary, qui voulut devenir jazzman, l'adore et l'a étudiée, contrairement à certains metteurs en scène qui ne savent pas lire trois notes.

Il y aura Cenerentola au Palais Garnier (1995), et puis Le Comte Ory à Favart avec Annick Massis (février 2003) et à Orange Les Contes d'Hoffmann (2000 repris en 2005), Carmen toujours à Orange en 2004, avec Roberto Alagna.

Pas si mal, finalement ? Pas si mal, non.

Nous parlions, il y a peu, à propos de Mitridate à Brême, des "hommes de théâtre" et des autres. Incontestablement, Savary fait partie de la première catégorie. C'est un enfant de la balle, un touche-à-tout qui aime aussi bien le théâtre de "texte", l'opéra, l'opérette, le cirque, que la comédie musicale et le music hall tout court, aussi bien les acteurs que les chanteurs et les danseurs. La scène, en fait. La chair et la sueur de l'artiste qui "mouille sa chemise", face au public, et surtout face à lui-même. Tout ce monde du spectacle, qui inclut aussi ceux qui travaillent derrière le décor, dans l'ombre, Savary l'aime profondément. Il a une empathie réelle avec cet univers qui fait partie de lui-même, de sa vie et dont on sent bien qu'il ne pourrait se passer.

Certes, il a parfois des faiblesses, comme tout être humain, et il lui arrive de déraper jusqu'à la vulgarité. Mais il est aussi capable d'émotion et de poésie, ce qui, par les temps qui courent, n'est pas si fréquent.

Pour cette Veuve, il a, par chance, échappé à nombre de ses travers et nous offre du divertissement, bien sûr, mais aussi de l'émotion et du vertige, celui de la valse. "Dans La Veuve Joyeuse, la danse joue un rôle inconnu jusqu'alors : le couple d'amoureux danse, dans le finale, une valse sans paroles, car la danse remplace les aveux intimes confiés d'habitude au langage" écrit encore Franz Lehàr.

Surprenant destin que celui de cette belle oeuvre, composée par ce Viennois d'origine hongroise qui vouait une admiration sans limites et d'ailleurs réciproque, à son ami Puccini. Et il y a bien quelque chose qui rappelle le génie puccinien dans cette musique sensuelle, "physique", "charnelle", légère, mais profonde aussi, tellement "viennoise", finalement, pourtant écrite sur un livret français à l'origine, retraduit en allemand, puis de nouveau en français et dans de nombreuses langues à travers le monde (La Vedova Allegre, The Merry Widow) et cela, même si l'action se déroule à Paris.

Ce spectacle est un hommage enthousiaste à plusieurs univers que Savary connaît bien : celui du cinéma, d'abord, puisque pour lui, La Veuve, c'est quelque part Hollywood et ses stars (Jeanette Mac Donald et Maurice Chevalier, réunis pour un film célèbre...) Et puis le Théâtre de Chaillot, qu'il dirigea pendant deux ans, avec son architecture années Trente, la Tour Eiffel au loin et les jardins du Trocadéro, et même, en passant, la Folle de Chaillot, sans oublier le music hall (le cancan) qu'il affectionne tout particulièrement , comme le cabaret.

Comme à Hollywood, Missia Palmieri (Hanna Glawari dans la version germanique) fera une entrée spectaculaire, en atterrissant en hélicoptère sur l'esplanade, et c'est aussi par les airs qu'elle repartira avec Danilo, tout à la fin. La Cinémathèque d'Henri Langlois, si chère à nos coeurs, n'est pas loin, et c'est d'ailleurs dans une de ses salles qu'elle chantera, devant l'écran, la "chanson de Vilya", reprise en choeur par les spectateurs venus pour la projection d'un film sur le monarque de Marsovie (Savary lui-même).

Pour incarner Missia, une véritable révélation, remplaçant Sophie Marin-Degor, souffrante le soir de la première : Marie-Stéphane Bernard, proche de l'idéal. Un physique de star un peu "années cinquante", rousse, glamour, mais pas vulgaire pour un sou, en un mot, "vamp".. Une voix claire, précise, bien projetée, parfaitement placée, avec un léger grelot - délicieux - dans l'aigu, ce qui d'ailleurs ne l'empêche pas de réussir le si bémol pianissimo et tenu à la fin de l'air de Vilya. Quelque part une "divette", avec de l'abattage et du chic, de l'humour, de la tendresse, sans grandiloquence ni effets appuyés. En un mot : "juste", frivole un peu, charmeuse, beaucoup, mais sans emphase et avec une aisance scénique époustouflante, un aplomb et un "métier" consommés. D'après sa biographie, elle chante régulièrement Mozart en Autriche, ce qui est un atout non négligeable. Le public lui fera un véritable triomphe, qu'elle mérite amplement.

Face à elle, Boris Grappe en Danilo, doté d'un physique de jeune premier de cinéma un peu "rétro" - décidément - de la classe, du panache, de l'élégance, de la musicalité, un poil de dédain aristocratique, en un mot, parfait lui aussi, malgré parfois quelques problèmes de volume : le trac, peut-être, c'était la première. En tout cas, pendant leur ineffable duo "Heure Exquise, qui nous grise", l'émotion était tellement palpable qu'on sentait le public retenir son souffle.

Le couple "adultère" Camille/Nadia est également digne d'éloges. On retrouve avec plaisir Marc Laho, déjà fort apprécié dans Le Comte Ory, où son timbre magnifique et son style faisaient merveille. Sa "romance de la Rose", superbe, fait un véritable "tabac". Sophie Haudebourg, poupée ravissante et gracile, a ce quelque chose de piquant, voire d'acidulé, qui la rend irrésistible. La voix n'est pas grande, mais possède des qualités similaires à celle de Marie-Stéphane Bernard : projection, précision, musicalité. Elle aussi a chanté Mozart : Zerline, Susanne, et on l'avait déjà remarquée dans Passionnément, l'an dernier, toujours à Favart, où elle tenait le rôle de Julia.

Outre ce formidable quatuor qui "chante" ô combien, car cette musique enivrante se doit définitivement d'être "chantée" absolument, comme celle de Puccini, et ne peut pas se contenter d'être "dite" uniquement, comme c'est le cas parfois dans certaines opérettes, les autres rôles, plus "parlés/chantés" sont épatants. Patrick Rocca en baron Popoff, genre "cocu ébahi" est désopilant, tout comme le Figg d'Eric Laugérias.

Le cancan est mené à un train d'enfer par Nadège Maruta et il faut décerner une mention spéciale au "Valentin le dessossé" de Marco Oranje ainsi qu'à Sabine Leroc, splendide danseuse.

Tout ce beau monde s'agite, court, parle, chante, et danse avec visiblement beaucoup de bonheur sous la houlette du maître de cérémonie dont la mise en scène fourmille d'idées et de trouvailles, souvent très bonnes. Certes, il y a bien çà et là quelques références appuyées à l'actualité, pratique courante dans l'opérette en France, moins sans doute en Autriche, quoique. Mais pourquoi s'en passer, puisque ici, on chante en français. Et bien sûr quelques clins d'oeil grivois, des dessous affriolants et des seins dévoilés. Il s'agit cependant de ceux des "dames de chez Maxim's" qui n'étaient pas, a priori, des oies blanches. Et puis, toutes ces "filles" sont plutôt belles et l'arrivée des grisettes escortées tambour battant par leur patronne "relookée" en Madame de Fontenay, le "coach des Miss", est plutôt hilarante.

Les costumes sont dans l'ensemble très réussis, tout comme les décors d'Ezio Toffolutti, qui avait déjà signé ceux, très astucieux, du Comte Ory et surtout ceux, magnifiques, du Cosi fan Tutte donné sous l'ère Gall, en 1996, pour la réouverture de Garnier.

Par contre, s'il faut mettre un bémol à notre enthousiasme, c'est pour l'orchestre, pourtant rondement mené, mais qu'on aurait souhaité plus étoffé, sans doute, plus pulpeux, plus langoureux, peut-être. De plus, nous n'avons guère apprécié certains "tripatouillages" de la partition, ni les "impros jazzy" pendant "la valse silencieuse" dont parlait Lehàr.

Oui, mais voilà, on ne va pas bouder son plaisir. Et après deux reprises de l'étourdissant cancan final, c'est le triomphe. Savary prend le micro pour s'adresser au public, salue tous les amis qui l'ont aidé pour le spectacle, espère que les spectateurs viendront au moins trois fois pour entendre les trois "Veuves", "toutes formidables", et en profite pour envoyer quelques piques à la future direction du théâtre ; on le comprend. Il a écrit pour le programme un joli texte que nous aimerions reprendre en forme de conclusion : "En fait, dans cette Veuve Joyeuse, nous aimerions donner une grande fête au public, qu'on s'amuse vraiment, mais qu'en même temps, on sente affleurer l'émotion, qu'on éprouve le revers des fêtes, le moment où le tourbillon s'arrête, où les rires se figent un peu, où les coeurs tremblent".

Qu'il soit rassuré, ce soir-là, il aura atteint son but.
 
 

Juliette BUCH
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