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Par les rues et les bois (à propos d'une pétition)

Le forum de notre cher site signala récemment une pétition circulant sur internet et s’indignant de ce que 88% des chanteurs engagés à l’Opéra de Paris la saison prochaine fussent étrangers, et n’eussent pas même le bon goût d’être des étrangers résidant en France.

S’ensuit une complainte sur la situation des jeunes chanteurs français presque exclus des scènes de leur mère patrie, sur la nécessaire recomposition des troupes, sur un vigoureux effort à l’endroit des forces vives de la vocalité nationale. En tête des signataires, des personnalités d’exception : Bacquier, Sénéchal, Massard et même Roberto Alagna.

On peut être d’accord ou pas avec les arguments de la pétition. Mais on ne peut que rester coi devant la liste des signataires : elle rappelle à notre souvenir des noms aujourd’hui peu connus ou méconnus, voire carrément inconnus, de chanteurs parfois en fin de carrière (la délicieuse Magali Damonte) mais aussi et surtout en pleine carrière, comme le très bon Paul Gay ou le baryton Frédéric Goncalvès, excellente voix, ou Frank T’Hézan, une sorte de Sénéchal format armoire à glace, doté d’une grande vis comica. Et l’on a la gorge nouée en songeant que ces talents incontestables, qui dans le périmètre restreint du circuit lyrique français ont tout de même réussi, à force de travail et d’obstination à se faire sinon un nom, du moins une place, que ces gens, donc, signent des deux mains cette pétition.

Car, au-delà des arguments qui y sont nourris, ce qui s’exprime là, c’est le malaise de toute une profession exposée aux bourrasques d’une mondialisation silencieuse, où les engagements se décident sur des critères totalement libéralisés, où aucune protection ni situation de rente n’est accordée en fonction de la nationalité, du diplôme, de l’ancienneté, etc. Les artistes lyriques sont la figure emblématique de ce que peut générer un marché abandonné à l’arbitraire complet des préférences individuelles (celle des agents, des directeurs de théâtre, des maisons de disques) le plus souvent inscrits dans une logique tout aussi marchande qu’artistique, et en tout cas dans une logique de court terme.

On prétend parfois que cette pure logique de marché optimise l’offre lyrique : en somme, en engageant une chanteuse ukrainienne plutôt qu’une soprano formée au CNSM, on se fonde sur des critères strictement artistiques – celle qui chante le mieux. Que tout le reste est secondaire. Et l’on vous présente les palmarès des concours internationaux, présidés par des jurys composés de professionnels de toute nationalité, et où s’alignent les noms coréens, russes, ukrainiens, mexicains, etc. mais où manquent cruellement les lauréats français. On vous dira aussi que les chanteurs français n’ont qu’à aller chanter ailleurs et que le métier d’artiste lyrique n’a rien à voir avec le pays d’où l’on vient, mais avec les opportunités de carrière : si les Coréens viennent chanter en France, que les Français aillent donc chanter en Corée.

Ainsi, la main invisible du marché pur et parfait existe : pour preuve, l’art lyrique.

C’est bien là que nous sommes pris à notre propre piège de lyricophiles, mais aussi de citoyens. Car cette main invisible, nous en cautionnons tous les excès. Jamais nous ne songerons à nous plaindre qu’un ténor uruguayen soit distribué dans un rôle de premier plan à l’Opéra de Paris s’il s’acquitte bien de sa partie. Et même s’il s’en acquitte médiocrement. Et s’il s’en acquitte pitoyablement ? Le fait qu’il soit uruguayen ne nous fera jamais clamer qu’à ce compte-là on aurait pu donner sa chance à un chanteur bien de chez nous ! Au fond, l’idée de marché national est totalement étrangère à l’amateur d’art lyrique, trop habitué au mélange des nationalités, et lui-même prêt à prendre un train pour Londres ou pour Milan à son portefeuille défendant si une soprano russe ou polonaise de son goût s’y produit.

La pétition de nos chers anciens  propose qu’on recrée des troupes. Mais c’est ne pas comprendre que le public ne saurait se contenter de cette offre. Il faut des publics très locaux, ou bien n’ayant jamais goûté d’autre type de fonctionnement, pour adhérer à cette solution. Bien sûr, quand on a une troupe dans sa ville, on s’habitue à ses chanteurs. On finit par les aimer même en dehors de leur valeur. Ils deviennent nos familiers. Du reste, certains chanteurs ont quasiment élu résidence dans des théâtres de province et qu’ils fassent bien ou mal, on les aime quand même, accoutumés que nous sommes à les trouver là, déçus que nous serions de ne pas les retrouver. Mais ce ne sont pas là des critères d’art.

On nous répond : et Vienne alors ? Mais voit-on bien la différence culturelle qui nous sépare de la culture autrichienne en matière de musique ? Voyons-nous bien quel abîme nous sépare de leur façon d’envisager l’opéra ? Et ne voit-on pas les stars que Vienne se permet d’inviter sans que nul n’y voie une invasion ?

La France a fait le choix de la libéralisation complète, pour le bonheur d’un public finalement assez peu connaisseur mais très snob et qui aime à avoir ses Villazon et ses Netrebko, et même un Samuel Ramey dans un petit rôle du Barbier, car c’est très chic, et qui ne concevrait pas qu’on lui refuse les vedettes qui brillent sur les pochettes des disques pour engager des jeunots à peine sortis du Conservatoire.

 

Certes, nos impôts subventionnent les opéras, les conservatoires, paient les professeurs, et certes c’est un paradoxe que tout cela ne bénéficie pas à nos compatriotes – mais est-ce vraiment le sujet ? Oui, au lieu d’incriminer l’Etat, les pouvoirs publics, les institutions, et si nous incriminions le public !  Car l’Etat joue son rôle : il crée l’offre. Ensuite, c’est le public qui choisit.

Alors ayons l’honnêteté de reconnaître en France le défaut assez grave de connaissance de l’opéra, de la voix, de la musique en général. Ce que nos jeunes et talentueux chanteurs de France paient, c’est le malheur d’être nés dans un pays qui se fout de la musique et qui est prêt à applaudir n’importe quel tromblon dans un énième Verdi mis en scène par un teuton mal-portant pourvu que ça lui fasse bourdonner les tympans jusqu’au lendemain matin ! Il faut ne pas connaître ses Français pour croire qu’ils se préoccupent un seul instant d’apprécier en amateur les débuts prometteurs d’une jeune soprane ou bien la prise de rôle intéressante d’un baryton-basse dont on dit grand bien : du connu ! de l’archi-connu ! du pré-markété ! Sinon, ce n’est pas la peine ! On ne viendra pas ! Mais oui : voyez-les ces salles où un quatuor Alban Berg fait ses adieux dans une ambiance de réfrigérateur du vendredi soir ! Voyez-les, ces récitals d’élèves talentueux des diverses écoles de chant où ne se pressent que les amis, la famille et quelques amateurs en quête d’originalité !

Sur un marché totalement libéralisé, il est bien évident que c’est le public qui fait la loi, et non plus les institutions. Quelques hommes forts peuvent encore imposer leur savoir – Nicolas Joël par exemple. Mais les autres ? Ils cherchent à minimiser les coûts et maximiser les profits, et lorsque cela ne peut pas se faire, à simplement offrir au public ce qu’on lui aura prémâché.

Depuis quand, sur une scène française, n’a-t-on pas consacré un talent authentique, nouveau ? Depuis quand le public français n’a-t-il pas fait passer en un soir un chanteur ou une chanteuse de l’ombre à la lumière ? Qui fut le dernier ? Regardez : Dessay a dû partir en troupe à Vienne ( !!) pour qu’on parle d’elle un peu ! Alagna a dû son salut à ses débuts britanniques, puis à la confiance de Nicolas Joël, justement. Olivier Py a offert ses mises en scène au public genevois. Exemples par centaines.

Je partage profondément le malaise et l’inquiétude des jeunes chanteurs français qui se sont rangés derrière les figures tutélaires de la pétition. Mais j’ai aussi bien peur que l’éducation à faire ne soit pas celle des autorités, mais plutôt celle du public, sevré d’opéra à peu près partout, y compris sur les services publics, avide de braillards qui lui en donnent pour son argent, entiché de fausses valeurs, amateur d’exotisme vocal et de bizarreries scéniques.

A ces jeunes chanteurs français que depuis tant d’années nous nous faisons mission, à Forum Opéra, à découvrir, faire connaître, à interroger, quel message d’espoir faire passer – surtout quand parmi eux les plus valeureux sont supplantés par des made in France de mauvaise facture (un comble ! dont nous eûmes à parler en son temps…) ? Celui de la résignation à quitter leur pays ? Celui de se résoudre à délaisser cette carrière ? Non ! Notre message serait plutôt, évangéliquement : allez et multipliez-vous ! N’attendez plus des institutions qu’elles vous offrent les solutions ni les garanties ! Elles ne le feront pas ! Plus jamais !

Mais vous, avec votre talent, votre foi, votre travail, allez au-devant du public, poursuivez-le dans ses caves et ses greniers ! Faites-lui entendre ce qu’est une voix ! Ce que c’est qua l’opéra, la mélodie, l’opérette même ! Chantez par les rues et les bois ! Trouvez des châteaux hantés et des granges humides, des pianos désaccordés et des salles des fêtes surchauffées et chantez ! N’ayez pas honte ! Allez dans les cabarets et les théâtres de banlieue ! Soyez ce que vous êtes : non des fonctionnaires subventionnés, mais des artistes, des saltimbanques ! Chantez, enseignez, donnez envie, faites école, entraînez derrière vous ceux qui le peuvent ! Vous ne vivrez pas en nanti, ça non ! Mais avez-vous choisi cette carrière pour émarger à l’ISF ? Vous userez vos semelles et peut-être même dormirez-vous dans des hôtels sans étoile ! Mais est-on chanteur d’opéra pour résider au Ritz ? Le monde a changé : plus rien ne vous est garanti, plus rien ne vous est donné. Est-ce lamentable ? Oui, bien sûr, car je crois sincèrement que notre temps condamne au désespoir plus d’un talent, fût-il chanteur, pianiste, poète ou peintre, et monte en épingle quelques courtisans nuls servant de caution. L’époque est ainsi. Les moins hardis trouveront des places chauffées dans des banques, des sociétés d’assurance, ou à la Poste et chanteront pour leur seul plaisir – hé, ce n’est pas si mal !  Les autres, ceux que hantent la flamme, sèmeront à tous vents, et récolteront, c’est bien évident. Nous serons là pour les écouter, les suivre, et en chanter l’éloge.

Car c’est sur eux seuls désormais que nous comptons, nous pauvres consommateurs de musique errants, égarés dans ce monde assourdi, oui, sur eux et eux seuls, pour rendre à l’opéra le souffle de la vie et de la jeunesse.

Sylvain Fort
Editoraliste

 
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