Donnée à Kiel en octobre 23, pour 12 représentations durant la saison, cette production de Samson et Dalila renvoie aux conditions de la création de l’ouvrage. En effet, créé à Weimar (1), où le projet d’oratorio avait fait place à un ambitieux opéra biblique, il ne fut donné en France (Rouen, puis Paris) qu’en 1890. La « profanation » d’un épisode biblique fut sans doute la première raison de la réticence des scènes françaises à le monter (2), il y a aussi le souvenir douloureux de la Commune, alors que l’opéra exalte la révolte qui libère de l’oppresseur… Samson n’était pas reparu à Saint-Etienne depuis 2008. Il était donc temps de le retrouver. De cette extraordinaire soirée, on retiendra beaucoup d’éléments. D’abord une mise en scène résolument distanciée, où toute l’équipe fait un, affûtée. Elle captive, toujours esthétique et efficace, et fait oublier les quelques faiblesses vocales ou l’incarnation inaboutie de telle ou tel personnage.
Trois noms à retenir, déjà : ceux de Immo Karaman, de Guillaume Tourniaire et de Laurent Touche, auxquels on doit l’excellence de la mise en scène, de la direction musicale et des chœurs. Le premier, inconnu de nos scènes, nous vaut, avec son équipe, un spectacle aussi éblouissant que captivant. La mise en scène, les décors, costumes et éclairages, comme la vidéo nous viennent d’Outre-Rhin, comme déjà dit. Et c’est un choc. Heureusement oubliés le peplum façon Cecil B. de Mille, comme la dernière contextualisation avignonnaise. Cependant, sans outrances, la force, l’énergie, l’orientalisme sensuel sont traduits de façon efficace auxquels concourent, le dépouillement, la pureté des lignes, une beauté plastique qui ne se démentiront jamais. Chaque tableau est un régal. Les images de « L’aube qui blanchit déjà les coteaux », suivies de la bacchanale, puis de la figuration du temple avant son écroulement resteront longtemps gravées dans la mémoire des auditeurs.
Le Prélude, accablé, retenu, intensément dramatique, voit se lever très lentement le rideau de scène sur un espace dépouillé à l’extrême, dont le chœur (des Hébreux), aux costumes uniformes et noirs, forme le bloc central, géométrique, qui s’animera, individuellement, au fil des progressions. La gestique, la direction d’acteur seront un des points forts de cette production, qui associe, fusionne, dix danseurs avec les chanteurs. Les lumières, très travaillées, et des vidéos occasionnelles, pertinentes, suggestives, participent à la beauté et à l’émotion visuelle. Atteignant au grandiose et au sublime, loin du réalisme (3) comme de l’anecdote, cette passionnante mise en scène, intemporelle, de portée universelle, témoigne du métier le plus sûr et il serait dommage que sa diffusion s’arrête au terme des représentations stéphanoises.
Guillaume Tourniaire impose une direction exemplaire et efficace : l’orchestre et le chœur – préparé avec art par Laurent Touche – seront captivés et donneront le meilleur d’eux-mêmes, animés, clairs, avec la plus large palette expressive. Malgré la complexité de l’écriture, des enchaînements, des mouvements scéniques, toujours la musique nous fascine par sa beauté et son expression dramatique. Les nuances extrêmes, les progressions, les équilibres sont ménagés avec art, les voix connaissent le plus bel écrin. Les effluves de la nuit orientale du II, que seules la musique et la chorégraphie illustrent ce soir, sont un bonheur.
Un large bandeau tombant des cintres s’incurve vers la salle. Modelé par les éclairages et la vidéo, il constituera l’élément permanent des trois actes, le deuxième esquissant la silhouette d’une maison, qui abritera la scène de séduction de Dalila ravissant la chevelure de Samson, puis un étagement de sept fenêtres sur cinq niveaux, qui se réduira à celles de sa base avant l’effondrement du temple. L’opposition du noir et du blanc domine, déclinée sous toutes ses formes, décors et costumes, avec des éclairages qui, avec la vidéo, servent merveilleusement le propos.
La distribution, totalement nouvelle, francophone, se signale par son engagement, mais ne tient pas toutes ses promesses. Samson, que chante pour la première fois Florian Laconi, nous laisse un peu sur notre faim. L’envergure n’est pas celle d’un héros, prophète et meneur, avec ses faiblesses et sa fragilité. Les moyens semblent amoindris, et l’engagement indéniable de notre ténor ne les supplée pas. Le souffle n’a plus la longueur attendue, un vibrato démesuré altère tout soutien et toute projection, les aigus à l’arraché sont douloureux. Il n’y a que dans la plainte, dans les demi-teintes, au dernier acte que le chant se fait émouvant. Même sans meule, l’air correspondant bouleverse. L’humanité douloureuse de Samson se traduit essentiellement par un jeu convaincant.
Dalila, un des rôles les plus exigeants, les plus lourds du répertoire lyrique, appelle des qualités peu communes. Il se construit sur le temps. Marie Gautrot, après l’avoir incarnée en Avignon, la saison passée, confirme l’opulence du timbre, ensoleillé, l’émission arrogante et l’aisance constante. La voix est longue et souple. Bien sûr, « Mon cœur s’ouvre à ta voix », qui a largement contribué au succès de l’ouvrage, appelle les acclamations du public. Ses deux duos avec le Grand-prêtre atteignent à une vérité dramatique et musicale peu commune. Petite réserve, le jeu de la séductrice ambiguë ne convainc pas toujours : la sensualité reste en-deçà des attentes, particulièrement dans les scènes où elle est accompagnée par les danseurs.
Le Grand prêtre de Dagon, en dehors des deux grands duos signalés, n’a qu’un air (« Maudite soit à jamais la race »). Philippe-Nicolas Martin impressionne par son autorité, sa puissance et son style. Une belle leçon de chant comme on l’aime. Les deux basses de la distribution (le satrape de Gaza, Abimélech, et le Vieillard hébreu) n’appellent que des éloges. L’un de nos chanteurs les plus prometteurs, Alexandre Baldo, le premier, malgré la brièveté de son intervention, s’impose dès son récit « Qui donc élève ici la voix ? » qui l’oppose à Samson. La qualité du chant, de la diction, de l’expression méprisante impressionne, et il s’impose comme le vainqueur – vocal – de l’affrontement. L’intervention de Louis Morvan, le vieillard hébreu, préparée par le chœur des basses à l’unisson, est un moment de félicité radieuse. Les deux Philistins, le messager n’appellent que des éloges.
Le chœur, tour à tour des Israélites, des vieillards hébreux, puis des Philistins, est sollicité abondamment. Non seulement la mise en place relève de la perfection, mais l’émission, l’intelligibilité, la dynamique nous ravissent. Une grande et magnifique soirée, forte en émotions, qui n’aura laissé personne indifférent : les longues ovations en témoignent.
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(1) « sans Liszt [qui stimula son écriture et le créa à Weimar], Samson n’existerait pas » disait Saint-Saëns. (2) Encore qu’en 1743, mais on était en pays anglican, le public londonien avait fait un triomphe au Samson de Haendel, oratorio si proche de l’opéra qu’on le porte régulièrement à la scène. (3) Malgré la dimension intemporelle et universelle du message délivré, comment ne pas penser au drame qui, de nouveau, se joue actuellement à Gaza ?