Adapté du conte de Voltaire, Candide devient à travers le prisme de Bernstein et de ses différents comparses une œuvre hybride et originale. Envisagé dès 1950, le projet connut un parcours chaotique, entre échecs, remaniements successifs et réhabilitations tardives. Derrière cette genèse mouvementée se cache une ambition inédite : transposer en musique l’ironie mordante et le pessimisme lucide du philosophe des Lumières, tout en rendant hommage à l’esprit de Broadway. À la croisée des genres — entre opéra, opérette et comédie musicale —, Candide subvertit les codes du théâtre lyrique avec une insolence jubilatoire qui rend regrettable sa relative absence de l’affiche.
En France, Lyon le proposait il y a deux saisons. Notre dernier souvenir remonte à Anvers en 2013. Michael Spyres illuminait le rôle-titre – ce qui n´est pas sans peser sur nos impressions dresdoises.
Sur la scène du Semperoper, un récitant se charge de faire le lien entre les numéros. Jan Josef Liefers manie l’ironie avec brio ; la salle s’esclaffe, mais le choix d’une version de concert porte préjudice à l’intégrité dramatique de l’œuvre, transmutée en revue de music-hall. Au jeu du « trois petits tours, et puis s’en vont », se détachent d’abord les artistes pouvant conjuguer présence scénique, énergie communicative et voix de stentor – car il faut de la puissance pour s’imposer face à une Säschsiche Staatskapelle Dresden que la direction de Karen Kamensek ne cherche pas à brider.
Citons Tichina Vaughn à cheval sur deux registres – poitrine et tête – pour composer en souplesse une Old Lady explosive ; Christoph Pohl, imparable en Pangloss comme en Martin dans l’attention portée au texte et au chant à travers ses nuances, sa ligne et ses couleurs – « Dear Boy » idéal, long de souffle, railleur et affectueux à la fois – ; et dans une moindre mesure, car Maximilian et le Capitaine sont moins avantagés par la partition, Joshua Hopkins – magistral Almaviva dans Les Noces de Figaro au Met cette saison –, réjouissant de timbre, d’émission et d’intentions.
Excellent dans chacune de ses interventions, Aaron Pegram ferait un quarté de ce tiercé de tête s’il parvenait mieux à s’imposer face à l’orchestre. Le ténor se distingue sinon par sa clarté, sa souplesse, sa musicalité, son insolence aussi, et une diction particulièrement soignée – qualités qu’il met en valeur dans une sérénade du Gouverneur tout en finesse.
© Semperoper Dreden / David Baltzer
Cunégonde n’a plus de mystère pour Erin Morley. La soprano américaine avance en terrain conquis, dans sa langue maternelle, alliant l’à-propos scénique à une technique vocale d’une indiscutable précision. L’agilité et la fraîcheur intacte d’un timbre cristallin font merveille dans ce pastiche de bel canto qu’est « Glitter and Be Gay ». Si l’aigu demeure son royaume, le medium en revanche peine à franchir la rampe, notamment dans les ensembles, où la projection manque de corps.
L’expression, plus que la puissance, est l’obstacle sur lequel achoppe David Butt Philip. La voix, homogène sur toute la tessiture, franchit sans dommage le mur du son mais peine à traduire les affects de Candide, sauf à considérer le jeune homme introverti et timide. Tout semble chanté sur un même plan, sans les variations de lumière et la poésie qui caractérisent la plupart de ses airs. L’interprétation ne se libère que trop rarement, lorsque le ténor parvient à détacher les yeux de sa partition.
Omniprésent, l’orchestre, doublé d’un chœur pléthorique – une soixantaine de chanteurs –, prend le lead dès l’ouverture, pétaradante. Bois bavards, cuivres flamboyants, percussions facétieuses, cordes tantôt lyriques, tantôt grinçantes : chaque pupitre, en mouvement perpétuel, s’empare de la partition. Les scènes chorales reposent sur une structure rigoureuse, comparable à un édifice monumental dont les voix assureraient la stabilité et la cohérence. De la tendresse, voire de l’émotion, comme le voudrait « It Must Be So », la ballade de l’Eldorado ou le « Make our garden grow » final ? Non, mais de l’éclat, à faire trembler les murs, du brillant à faire pâlir les néons de Broadway, des contrastes dynamiques, un kaléidoscope de styles crânement assumé sans jamais sombrer dans l’hétéroclite. De ce feu d’artifice sonore jaillit un théâtre auquel il est impossible de résister. Dans la salle, les mains battent la mesure en catimini, les pieds marquent le rythme, indifférents à la gêne que cette manifestation de plaisir peut causer à leurs voisins. C’est debout que le public termine la soirée.