Chaque année au mois de juin, c’est à l’Opéra national de Grèce que revient l’honneur d’inaugurer le festival d’Athènes et d’Épidaure – dont on fête cette année les 70 ans d’existence. La tradition veut que l’ouverture se fasse avec une nouvelle production, tandis qu’une reprise signe la fin du festival. Cette année, Turandot de Puccini a été choisi pour lancer les festivités, tandis qu’une reprise du Rigoletto mis en scène par Katerina Evangelatos, avec notamment Tassis Christoyannis dans le rôle du bouffon mantouan, en marquera la fin.
C’est dans le cadre grandiose de l’Odéon d’Hérode Atticus, au pied de l’Acropole, qu’Andrei Şerban a pu proposer sa deuxième version de Turandot, après celle du Royal Opera House, créée en 1984 et reprise encore récemment. Cette nouvelle lecture rend à l’œuvre de Puccini toute sa violence et sa cruauté, dans ce lieu antique où l’imaginaire glisse de rêves exaltés en cauchemars. L’idée principale du metteur en scène est de faire apparaître sur scène le fantôme de la princesse Lo-u-ling, évoquée par Turandot dans « In questa reggia ». Le spectacle commence ainsi sur une pantomime où Turandot assiste impuissante à la « scène primitive » qui la hante : Lo-u-ling est poursuivie par quatre hommes qui la viole et la tue. Le fantôme de la princesse outragée, par un procédé qui se rattache aussi bien au théâtre asiatique qu’au théâtre antique, poursuit Turandot pendant tout le reste de la représentation et devient l’un des personnages essentiels de l’action. Poignard au poing, suivie d’un cortège de femmes qui brandissent des faucilles étincelantes, elle est l’incarnation palpitante de la radicalité de Turandot, son origine et sa fin (« je venge sur [les princes] cette pureté, ce cri et cette mort »).
La scénographe Chloe Obolensky a très judicieusement choisi de construire son décor en partant du mur antique, le plus beau des décors naturels, au-dessus duquel les étoiles et la lune apportent leur lot de poésie. Sur le proscenium, un promontoire en bois noir surmonte l’orchestre, tandis que de petites structures émergent de roselières, comme des tréteaux de théâtre archaïques. À la fin du premier acte, quand Turandot apparaît, le grand voile rouge qui occupait le centre du mur tombe et laisse apparaître une figure grimaçante, qui tient autant de la Gorgone que de l’idole indonésienne. Şerban n’hésite pas à exacerber la dimension macabre et barbare du livret : Ping, Pong et Pang ont des coiffes en os, la foule et les soldats jouent avec les têtes décapitées des prétendants, l’hémoglobine coule en abondance et Liù arrive sur scène déjà toute ensanglantée avant son interrogatoire à l’acte III, trainée par des soldats qui font claquer leur fouet. Les costumes, également signés par Chloe Obolensky, s’inspirent des formes et des matières de la Chine antique. On notera aussi l’omniprésence des masques, certains rappelant le théâtre asiatique, d’autres le théâtre de la commedia dell’arte, auquel le texte original de Carlo Gozzi se rattache.

Les choristes ne sont pas sur le plateau avec les chanteurs, mais occupent les premiers rangs des gradins. Habillés comme des spectateurs lambda, ils commentent l’action de l’extérieur, apportant une distanciation bienvenue, comme si les époques et les aires géographiques (la Chine antique et la Grèce moderne) se questionnaient et se répondaient. Le plateau est toujours animé par des danseurs qui interprètent des soldats ou des membres de la foule. On peut trouver que l’ensemble est parfois trop survolté, mais cette circulation constante d’énergie sur le plateau est efficace dans un endroit si vaste. Cette production, classique dans sa facture mais originale dans sa réalisation, réussit le pari d’être à la fois un spectacle grand public et un spectacle stimulant pour ceux qui connaitraient déjà l’œuvre, sans verser dans le kitsch dont souffre souvent ce type de production en plein air.
La distribution, sans démériter, suggère quelques réserves : Lise Lindstrom n’en est pas à sa première Turandot et elle maîtrise impeccablement l’incarnation scénique du personnage, fière et implacable. Ses aigus puissant et son timbre métallique siéent à la princesse glacée, mais la voix sonne tout de même bien fatiguée : le bas médium est réduit à peu de chose, forcé par des coups de glotte intempestifs, tandis qu’un vibrato prononcé contamine l’ensemble de la tessiture. Hospitalisé le jour-même à Athènes, Brian Jagde a dû renoncer à assurer les représentations du cast A et c’est donc Riccardo Massi, à qui étaient attribuées les autres dates, qui le remplaçait pour la première. Son Calaf est d’une facture tout ce qu’il y a de plus honnête, avec un timbre idéal pour ce répertoire. Il manque cependant à l’interprète une aisance scénique et une autorité vocale suffisantes pour s’imposer vraiment. Il reste trop souvent les bras ballants, réduisant son expression au minimum et ne parvenant pas à s’extraire d’une vision stéréotypée du personnage.
Les autres membres de la distribution sont eux beaucoup plus convaincants : Liù trouve en Cellia Costea une voix charnue, stylée et bien conduite. L’interprète rend idéalement les différentes facettes du personnage, de la jeune fille amoureuse à la figure sacrificielle tragique, avec un art consommé des nuances et du phrasé. Le chanteur grec Tassos Apostolou impressionne en Timur par sa stature imposante et sa voix de basse puissante, qu’il accompagne d’accents déchirants après la mort de Liù. Les trois ministres Ping, Pong et Pang sont eux aussi interprétés par des chanteurs grecs, Haris Andrianos, Yannis Kalyvas et Andreas Karaoulis, à l’italien remarquable et à la présence scénique marquante. Enfin, on ne peut pas ne pas mentionner Nicholas Stefanou dans le rôle de l’empereur Altoum, rôle épisodique mais auquel il confère une présence étonnante, grâce à sa manière singulière de mordre les mots.
Dans la fosse, l’Orchestre de l’Opéra national de Grèce est placé sous la baguette attentive de Pier Giorgio Morandi. On sent chez ce chef sa connaissance et son amour profonds pour l’œuvre de Puccini, tout comme l’expérience et l’expertise du chef de fosse, capable de soutenir les chanteurs sans donner l’impression de brider l’orchestre. Il y a quelque chose de barbare dans la vigueur de certains passages, avec des timbres francs de la part des cuivres et de la petite harmonie, des coups tranchants des percussions, sans recherche de fondu excessif ou de joliesse poussive. Lorsque les chanteurs sont plus exposés, l’orchestre sait se faire plus miroitant et doux, portant leurs passions à leur point d’incandescence, sans les couvrir. Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de mentionner le bonheur que représente la possibilité de contempler l’ensemble des instrumentistes dans la fosse – surtout d’aussi excellents musiciens – l’orchestration de Puccini étant un spectacle à elle toute seule.
Enfin, les choristes merveilleux du Chœur de l’Opéra national de Grèce n’appellent que des éloges : leurs interventions successives sont remarquables de précision et de cohésion. Leur présence dans les gradins où le public assiste au spectacle crée un effet très puissant d’empathie, avec eux et avec l’action représentée sur le plateau. À la fin de l’œuvre, la princesse Lo-u-ling, apparaissant tout en haut du mur du théâtre, laisse tomber un voile rouge, suggérant qu’elle se libère d’une charge sanglante et capitule face à l’amour de Turandot et de Calaf. Au milieu de ce théâtre antique, on se prend à croire, ému jusqu’aux larmes, à cette idée naïve (ou simplement optimiste ?) qui veut que seul l’amour peut panser les plaies et interrompre le cycle infini des violences.