Cet Ercole Amante offre une rare plongée dans une œuvre lyrique baroque composée par une femme, dans un contexte où ce genre était bien évidemment essentiellement masculin. Née à Venise vers 1640, Antonia Bembo bénéficie d’une solide éducation musicale, notamment auprès de Francesco Cavalli. Son mariage avec un noble vénitien tournant au drame (violences conjugales répétées et dépenses inconsidérées), après une tentative de divorce infructueuse en 1672, elle décide de quitter Venise. C’est en accompagnant la délégation du nouvel ambassadeur vénitien en France qu’elle arrive à la cour de Louis XIV. Impressionnée par ses talents, la couronne lui accorde une pension ainsi qu’un logement dans un couvent parisien où elle vivra recluse, consacrant ses dernières années à la composition jusqu’à sa mort vers 1720. Le livret de Francesco Buti, écrit en 1662 pour Cavalli, à l’occasion du mariage de Louis XIV et Marie-Thérèse, s’inspire librement des exploits d’Hercule, mêlant passions amoureuses et intrigues divines dans une structure en cinq actes. L’action suit Hercule qui cherche à conquérir Iole, promise à Licco, tandis que Déjanire, épouse légitime d’Hercule, voit avec inquiétude les tensions grandir autour de cet amour naissant. L’œuvre déploie ainsi des scènes mêlant tendresse, jalousie et conflits divins, offrant un terrain idéal pour une musique expressive et nuancée.
C’est à la Bibliothèque nationale de France que le manuscrit (sur lequel ne figurent que quelques lignes et le continuo) de cet Ercole Amante a été conservé. Composée en 1707, soit au moment où Haendel écrivait déjà de flamboyants opéras pour l’Italie, l’œuvre de Bembo adopte une écriture plus retenue, proche de l’esthétique monteverdienne. L’écriture favorise ainsi la fluidité du récit et la clarté du texte, avec des récitatifs expressifs et des airs courts. La musique déploie une atmosphère intime, soutenue par des chœurs élégants, comme celui de la fin de l’acte II. L’orchestration réalisée par Guillem Borràs Garriga privilégie une formation de chambre où flûtes, hautbois et cordes dialoguent en délicatesse avec un continuo, accentuant la transparence de la texture plutôt que la démesure orchestrale.
La distribution réunit des voix homogènes et bien adaptées à ce répertoire délicat. Yannick Debus campe un Ercole à la voix à la fois affirmée et nuancée, particulièrement remarquable dans « Come si beffa Amor del poter mio » (Acte I), où sa ligne vocale révèle une belle finesse expressive. Alena Dantcheva, en Dejanira, séduit par la douceur de son timbre, même si certains passages gagneraient à davantage d’intensité dramatique. Son duo déchirant avec son fils Hyllo (David Tricou) à l’acte III, scène 9, constitue un moment fort, porté par la clarté et la souplesse du ténor. Anita Rosati incarne une Iole d’une belle fraîcheur, tandis que Flore Van Meerssche impose en Giunone une présence vibrante et bien maîtrisée. Chelsea Marilyn Zurflüh propose une Vénus sensuelle et pleine de séduction. L’étonnant contre-ténor Arnaud Gluck se distingue tout particulièrement en Paggio, conjuguant précision et émotion. Enfin, Andrés Montilla-Acurero (Licco) et Hans Porten (Nettuno, Eutyro, Mercurio) complètent cette distribution avec engagement, assurant une belle cohérence d’ensemble.
Sous la direction de Jörg Halubek, l’ensemble Il Gusto Barocco explore cette partition avec un appétit jamais mis en défaut. Le riche continuo (clavecin, orgue, harpe, luth) est particulièrement expressif et vivant, tandis que l’équilibre entre bois et cordes met en lumière les lignes mélodiques délicates. L’effectif de chambre choisi renforce l’intimité de la musique, même si cela limite parfois la puissance dans les scènes plus dramatiques.
Cette production est le prolongement d’un spectacle donné à Stuttgart en 2023 par la même équipe. L’intérêt pour l’œuvre n’est en tout cas pas prêt de se tarir : L’Ercole amante version Bembo sera en effet repris rien moins qu’à l’Opéra Bastille en 2026, avec une distribution séduisante et probablement des effectifs instrumentaux plus étoffés. En attendant, ce CD constitue une excellente porte d’entrée.