Faut-il réhabiliter Francesco Cilea ? Ou bien considérer que même Adrienne Lecouvreur, sa seule œuvre véritablement passée à la postérité, ne vaut guère plus que les larmes tirées aux âmes sensibles à grand renfort de cordes tendues à pleurer, d’effets de manche visibles comme le nez au milieu de la figure, ou de longues minutes d’une mort qui n’en finit pas d’arriver ?
La première de la série des cinq représentations toulousaines d’Adrienne Lecouvreur données à Toulouse nous invite à répondre par l’affirmative à la première question posée. Oui, il faut rendre justice à Cilea, oui cela vaut la peine de remonter Adrienne, même avec une mise en scène qui a roulé sa bosse un peu partout. Oui cela vaut la peine malgré quatre actes très inégaux, malgré une histoire dont on défie le novice d’en comprendre le détail et enfin malgré des protagonistes qui tournent sans cesse autour de leurs propres mélodies (mais quelles mélodies !). Oui cela vaut la peine, quand on a dépouillé la partition de tout ce que l’on adore détester dans la musique vériste, celle qui dégouline de partout. Alors commençons par-là et disons-le : il est très fort Giampaolo Bisanti, à la tête ce soir de l’orchestre national du Capitole. Il est très fort parce qu’il a épuré la partition, il l’a comme assainie, il l’a même ennoblie ; elle se retrouve sous sa baguette comme expurgée de tout sentimentalisme larmoyant. Il nous renvoie alors vers le plus beau vérisme, celui de La Bohème dans le prélude du IV. Mieux que cela, dans la scène finale, le sommet musical et dramatique de la pièce, on surprend le chef à aller chercher dans ses cordes, à extirper littéralement et de ses propres mains les accents les plus touchants, ceux qui nous transportent. Il va les chercher un par un et à cet instant, nul excès dans le drame, mais au contraire une mort sublimée par une parure musicale finalement simple et délicate. Ce sont les cordes bien sûr qui tiennent le premier rôle ; un quatuor de pupitres très homogène, sans oublier une harpe fort sollicitée et qui conclut de belle manière le finale piano du dernier acte. C’est ce soir-là encore une prestation de grande qualité de la part de l’orchestre du Capitole qui clôture ainsi une saison sans faute, où il aura excellé dans tous les genres abordés.
La mise en scène d’Ivan Stefanutti et surtout ses décors qui ne font pas dans la finesse date et frise quelque peu la caricature. Le jeu est permanent entre le blanc et le noir (aucun costume n’est en couleur), ce qui ne permet guère de distinguer les ambiances entre les loges de la Comédie Française au I, le pavillon fatidique au II, le palais de la Princesse de Bouillon et enfin au IV le boudoir d’Adrienne. Quelques belles trouvailles toutefois comme ce jeu d’échec mis en évidence dans le pavillon, où le jeu aux pièces blanches et noires représente le terrain de lutte entre Maurizio et la Princesse qui se jaugent l’un l’autre ou encore la bataille des reines (Adrienne et la Princesse) à la fin du II. Autre bel effet ; dans le boudoir où se meurt Adrienne, le tableau qui la représente en tragédienne se colorise au moment où elle succombe – l’actrice aura survécu à la femme amoureuse.
© Mirco Magliocca
La soirée est sauvée par l’arrivée in extremis du ténor Vincenzo Costanzo qui remplace au pied levé José Cura, souffrant mais qui devrait assurer les représentations suivantes. A peine quelques heures de répétitions et voilà le jeune ténor italien (34 ans) qui se fond comme par miracle dans la mise en scène. Nous retiendrons de lui un quatrième acte premium qui nous fera oublier nos frayeurs du I. Les aigus alors étaient forcés, on sentait Costanzo au bord de la rupture, mais l’aisance et la sérénité sont revenus au fil des actes et le finale nous aura permis d’apprécier une voix au timbre attachant, à la belle luminosité et aux mediums bien projetés. Permettons-nous de lui conseiller de ne pas abuser d’un instrument solide, mais qui devra aussi être ménagé. Il remporte, très ému, la palme aux applaudissements, le public lui étant à juste titre reconnaissant de son engagement de dernier moment.
Le rôle d’Adrienne va comme un gant à Lianna Haroutounian – rôle qu’elle porte en tragédienne depuis plusieurs années et dont elle connaît tous les pièges et tous les artifices. La voix est solidement posée, la projection est sûre sans être toujours entièrement maîtrisée (des fortissimi un peu lourds) ; elle livre une composition magistrale, particulièrement dans le IV, décidément l’acte le plus réussi, où son agonie qui n’en finit pas nous plonge dans les plus profondes délices !
L’autre rôle féminin majeur est celui de la Princesse de Bouillon. Judit Kutasi a le mezzo sombre et charpenté qui sied parfaitement à celle qui fera tomber sa rivale par le poison. Nicola Alaimo est un Michonnet transi d’amour pour Adrienne. Son allure bonhomme va à merveille avec le personnage. On reconnait entre tous des graves riches de tant d’harmoniques somptueuses, même si ce soir certains aigus étaient un peu serrés. Roberto Scandiuzzi, Oroveso en avril dernier à Toulouse est un parfait prince de Bouillon ; toujours cette chaleur dans les graves et ce cantabile à souhait. Mention spéciale à l’Abbé de Pierre Derhet, qui campe crânement et avec une belle voix assurée un curé qui semble plutôt porté vers les richesses d’ici-bas. Sans oublier les deux demoiselles Juvenot et Dangeville (Cristina Gianelli et Marie-Ange Todorovitch), qui ont apporté un peu de fraicheur et de lumière dans un drame finalement très sombre.