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LANDI, La morte d’Orfeo – Versailles

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Spectacle
24 juin 2025
Le chant à vif

Note ForumOpera.com

5

Infos sur l’œuvre

Tragicomedia pastorale en cinq actes de Stefano Landi, sur un livret anonyme, créée en 1619

Détails

Orfeo
Juan Sancho
Euridice, Primo euretto
Hasnaa Bennani
Calliope
Isabelle Druet
Mercurio, Bacco, Terzo euretto
Paul Figuier
Teti, Nisa
Claire Lefilliâtre
Aurora, Lincastro
Anaïs Yvoz
Fosforo, Secondo euretto
Floriane Hasler
Fato, Fileno
Vlad Crosman
Ireno, Apolline
Marco Angioloni
Furore, Caronte
Alessandro Ravasio
Ebro, Giove
Alexandre Adra

Les Épopées

Clavecin, orgue et direction
Stéphane Fuget

Salon d’Hercule (Château de Versailles), mercredi 18 juin 2025, 21h

Il est des concerts dont on aimerait ne rien dire – non pas, comme parfois, parce qu’on ne saurait quoi en dire ou parce qu’on craindrait d’être trop sévère, mais parce que tout s’y est présenté avec une telle évidence, avec une telle force d’émotion, que le discours critique semble soudain bien bavard, presque futile, en comparaison d’un tel accomplissement artistique et d’une expérience de spectateur aussi bouleversante. Cette Morte d’Orfeo de Stefano Landi, donnée par Stéphane Fuget et son ensemble Les Épopées entre les marbres du salon d’Hercule du château de Versailles, enveloppés des derniers feux du jour, est de ceux-là. Et pourtant, il nous faut bien partager notre bonheur et notre enthousiasme, pour qu’il gagne tous les cœurs.

Composé en 1619, peu de temps après l’Euridice de Peri et l’Orfeo de Monteverdi, La morte d’Orfeo de Stefano Landi s’inscrit dans la vogue orphique propre aux premiers temps de l’opéra. L’action diffère toutefois de ces versions précédentes : nous retrouvons Orphée à son retour sur terre, après la seconde mort d’Eurydice. Le demi-dieu tente de se distraire en organisant une fête pour son anniversaire, à laquelle il convie tous les dieux, sauf Bacchus et les femmes, que son père Apollon lui a recommandé d’ignorer. Le dieu du vin, piqué au vif, encourage ses compagnes les Ménades à se venger d’Orphée. Alors qu’il se lamente sur la perte d’Eurydice, caché dans un buisson, le poète est violemment démembré par les Ménades. De retour aux Enfers pour la deuxième fois, son âme (puisqu’il manque des morceaux au corps du malheureux poète…) souhaite retrouver Eurydice. Cependant, la jeune femme ne se souvient plus de lui. Caron lui apprend que c’est parce qu’elle a bu l’eau du Léthé et encourage Orphée à faire de même. Une fois délivré de son amour pour Eurydice (et par là-même, du souvenir de l’être aimé), le demi-dieu est conduit dans les cieux par Jupiter, pour y vivre désormais parmi les sphères divines.

La profonde originalité de cette œuvre, dont on ignore si elle a été ou non exécutée du vivant du compositeur, tient à son instabilité générique : ni tout à fait tragédie, ni tout à fait comédie, elle porte le sous-titre évocateur de tragicomedia pastorale. En effet, le personnage de Caron constitue le véritable premier personnage comique de l’histoire de l’opéra, entonnant une chanson à boire (l’eau du Léthé !) et finissant par menacer Orphée de coups de bâton s’il tentait une troisième descente aux Enfers. Les Ménades et Bacchus ont aussi leur facette burlesque, tandis que les chœurs de bergers apportent une touche pastorale et galante à l’ensemble. Quant au poème en lui-même, il est rempli des lieux communs de l’époque, mais qui sonnent comme des trésors d’inventions pour les oreilles d’aujourd’hui. Comme dans les livrets de Monteverdi, chaque vers est un concentré enivrant de poésie. Ce vertige culmine dans une scène ébouriffante de l’acte III, où l’écho répond à Nisa, cheffe des Ménades. À la fin de chaque strophe, une partie du dernier mot est répété par l’écho, donnant ainsi naissance à deux nouveaux mots : ainsi, « s’innamore » se change en « amore » puis en « more » (c’est-à-dire « s’enamoure », « amour » et « mort »). Ces mots ainsi créés sont ensuite repris par Nisa au début de la strophe suivante – dans l’exemple : « se more amore in lui » (« si l’amour meurt en lui »). La parole se génère ainsi d’elle-même dans un feu d’artifice rhétorique aussi jubilatoire pour l’esprit que pour les sens – un pur délice de virtuosité baroque.

On a déjà évoqué entre ces lignes le bonheur répété que constitue la redécouverte d’une œuvre du premier Seicento par Stéphane Fuget et Les Épopées. La morte d’Orfeo, œuvre encore méconnue en regard des grands Monteverdi, mais déjà deux fois enregistrée par le passé, s’impose ici comme un chef-d’œuvre de tout premier ordre – un miracle de théâtre et de musique mêlés. Les récitatifs sont expressifs, les ritournelles entraînantes, les chœurs polyphoniques chavirant de beauté, les situations dramatiques variées : tout pour faire un monde. Depuis son clavecin, Fuget parvient à atteindre avec ses instrumentistes l’équilibre parfait entre le sens (l’intelligence du texte et de la musique) et la sensualité (l’extase poétique et harmonique). Il nous rappelle que l’art de l’interprétation n’est peut-être pas tant une simple quête du naturel ou de la vérité qu’une recherche acharnée pour donner à tous les artifices l’éclat de l’évidence. Ainsi, chaque silence, chaque frottement harmonique, chaque accent est pesé, choisi, épousé, pour donner à cette action chantée son organicité dramatique totale. La liberté d’exécution et d’orchestration que suppose cette musique (le manuscrit est lacunaire sur ces points), offre un terrain d’expérimentation à des choix interprétatifs inventifs, comme ces petits sautillements piqués dans le registre aigu du clavecin au moment où apparaît l’Eurydice amnésique du dernier acte : cette idée musicale traduit dans un même temps la légèreté de l’état d’esprit d’Eurydice et l’angoisse d’Orphée. De bout en bout, c’est cette même intelligence dramatique et musicale, aussi érudite que viscérale, qui guide l’interprétation.

Stéphane Fuget a réuni dans cette Morte d’Orfeo une distribution idéale de chanteurs et de chanteuses sensibles et passionnés par ce répertoire. Chacun porte sa partie avec une même ferveur théâtrale, comme si chaque voix épousait la matière même du poème dramatique. Dans le rôle-titre, Juan Sancho impressionne par une ligne de chant souple, une projection claire, un timbre doré aux éclats cuivrés qui s’embrase dans son air strophique du début du deuxième acte, vertigineux de virtuosité. Cet Orphée papillonnant cède le pas à un Orphée plus tragique au dernier acte, désarmant de fragilité révoltée – on le voit finalement se cabrer dans une douleur presque inarticulée, jusqu’au silence. Le moment le plus hypnotisant de la soirée est sans conteste le face à face entre Isabelle Druet dans le rôle de Calliope et Vlad Crosman dans celui de Fileno, lorsque ce dernier annonce la mort d’Orphée à sa mère. Vlad Crosman décrit les événements avec une simplicité souveraine, une élégance pudique, sans effet démonstratif, faisant de ce récit un tombeau pour Orphée des plus poignants. Sa narration gagne au fur et à mesure en intensité, jusqu’à ce que la douleur ne puisse plus être contenue. À ses côtés, Isabelle Druet, les yeux rougis, verse des larmes en écoutant ce récit. Comment ne pas être submergé à son tour par l’émotion devant une affliction si sincère et profonde ? Le visage de la chanteuse devient pour tous les spectateurs le miroir de la douleur, comme si l’espace se contractait autour de la mère affligée. Chaque inflexion vocale, chaque respiration dans ses questions ou ses lamentations, portées par un timbre sombre et charnu, épouse cette émotion avec une irrésistible puissance évocatoire. On ne sait plus très bien où l’on est, transpercé par la force de ce chant si noble et sincère, qui semble n’être que chair à vif. L’ensemble polyphonique qui suit, réunissant tous les chanteurs dans un déluge d’harmonies tortueuses, porte le dernier coup de grâce, laissant le spectateur sidéré.

Claire Lefilliâtre, excelle dès le début de l’opéra en Tétis limpide et aérienne. Soutenus par son timbre fruité et son émission incisive, toutes les notes et les mot volettent comme des divinités légères. Elle se métamorphose ensuite en Nisa incendiaire, grande prêtresse du chaos ménadique. Sa voix devient tranchante, exaltée, presque incantatoire : une figure de feu. En matière de métamorphose, le contre-ténor Paul Figuier n’est pas en reste : son Mercure, léger et phrasé avec élégance, contraste avec un Bacchus rugissant, irradié d’une énergie brutale. La voix solidement timbrée, puissante et souple, impressionne assurément et on a hâte de suivre ce jeune artiste pour l’entendre encore dans d’autres œuvres. De son côté, le jeune ténor Marco Angioloni brille aussi par son enthousiasme interprétatif. Parfois plus proche du parlando que du recitar cantando, son Apollon est un vrai personnage de théâtre, charmant et brillant.

Hasnaa Bennani, dans le rôle délicat d’Eurydice, n’a que peu de lignes, mais elle en fait de la matière vive. Sa voix, d’une belle étoffe, se fait spectrale, presque étrangère à elle-même, lorsqu’elle rejette Orphée au cinquième acte. De son côté, Alessandro Ravasio campe un Caronte noir, grotesque et inquiétant, avec un timbre sépulcral. Dans son air à boire, il réussit le tour de force d’être à la fois effrayant et farceur, enjoué et morbide. Alexandre Adra, par la plénitude de son timbre, impose une autorité tranquille à son Jupiter et donne au rôle d’Ebro une dimension grotesque bienvenue, tandis que Floriane Hasler (Phosphore) et Anaïs Yvoz (Aurore) allient clarté d’émission et raffinement ornemental dans leurs apparitions célestes. Par ailleurs, les graves voluptueux et profonds d’Anaïs Yvon apportent un trouble sensuel dans les parties à plusieurs voix.

Cette interprétation exceptionnelle, qu’on pourrait qualifier de miracle sans paraître trop excessif, a fait l’objet d’un enregistrement qui paraîtra chez le label Château de Versailles Spectacles. On retrouvera la saison prochaine Stéphane Fuget, les Épopées et certains chanteurs de cette distribution dans une autre œuvre du Seicento, d’une beauté peut-être moins renversante, mais qui constitue le premier véritable opéra de l’histoire musicale occidentale : L’Euridice de Peri – avant, on l’espère d’autres trésors sublimés.

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Juan Sancho
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Hasnaa Bennani
Calliope
Isabelle Druet
Mercurio, Bacco, Terzo euretto
Paul Figuier
Teti, Nisa
Claire Lefilliâtre
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Alessandro Ravasio
Ebro, Giove
Alexandre Adra

Les Épopées

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Stéphane Fuget

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