Achevée en 1893 mais créée en 1900 seulement, notamment suite au refus de nombreux théâtres de proposer un sujet aussi scabreux, Louise remporta un triomphe à sa première, et l’ouvrage sera régulièrement produit sur les scènes françaises jusqu’aux années 60 environ. Peut-on encore jouer Louise aujourd’hui ? Premier opéra naturaliste, l’ouvrage traite du désir féminin, du sentiment de liberté lié à la vie dans une grande ville, du refus de l’autorité parentale et de ses conséquences, de l’honneur de la famille (alors que celle-ci n’est plus contrainte par le qu’en-dira-t-on provincial du fait d’un environnement anonyme)… toutes choses qui disparaissent largement après 1968, mais qui étaient encore bien réelles dans la France de l’après-guerre, en particulier dans les familles fraichement montées à la ville. Le succès de l’ouvrage doit ainsi probablement davantage à ces thématiques, prégnantes pour le public de l’époque, qu’à une musique correctement tournée mais sans grâce particulière, à l’exception de l’air « Depuis le jour » que la plupart des grands sopranos auront mis à leur répertoire (Charpentier n’obtiendra d’ailleurs plus jamais aucun succès majeur avec ses compositions). La popularité de l’ouvrage à l’international (on lit souvent que l’œuvre conserve une certaine réputations aux États-Unis par exemple) tient sans doute beaucoup à son évocation du Paris montmartrois. Enfin, le livret est souvent un peu ronflant et emphatique.

Il fallait donc une sacrée audace pour reprogrammer cet ouvrage dans le cadre du festival d’Aix-en-Provence, d’autant qu’il est particulièrement lourd à monter en raison d’une distribution pléthorique, surtout si l’on peut réunir des chanteurs capables de faire vivre la prosodie française. Une approche actuelle aurait pu lui rendre sa modernité : après tout, ce qu’on appelle improprement les « crimes d’honneur » se multiplient, sans parler de la banalisation des discours masculinistes ou du phénomène des Incel, autant de signes de la fragilité des droits des femmes. Ce n’est pas l’option qu’a choisie Christof Loy. Considérant que la composition de l’ouvrage suit de peu les travaux (contestés) de Charcot sur l’hystérie (1), le metteur en scène allemand a choisi de faire de Louise une patiente traitée pour cette névrose. Le concept n’est pas véritablement nouveau : c’est celui développé par Andrei Serban pour la production de Lucia di Lammermoor donnée à l’Opéra-Bastille depuis trente ans. On ne compte d’ailleurs plus les mises en scène se référant à l’univers médical : on se rappellera ainsi qu’Aix a déjà donné une Carmen qui se passait dans un centre de thérapie sexuelle (2017), et de même pour son dernier Così fan tutte (2023). Dans un décor unique, la salle d’attente d’un hôpital, Louise fantasme un amour pour Julien (on découvrira à la toute dernière scène qu’il s’agit du médecin) et une relation quasi sexuelle avec son propre père, culminant dans une scène finale assez explicite qui se termine par le suicide de l’héroïne (suicide lui aussi fantasmé puisqu’après un court moment d’obscurité totale, on se retrouve à nouveau dans l’hôpital, Louise sortant réjouie du cabinet du médecin, et certainement pas guérie). Toute l’œuvre est ainsi construite autour du délire de Louise. Certains personnages sont d’ailleurs interprétés par ses proches : celui du Chiffonnier dont l’histoire résume les craintes du Père pour sa fille, ou du Noctambule, aux mœurs dissolus, chanté par l’interprète de Julien (ce qui peut engendrer une certaine confusion chez le spectateur non averti). On comprend moins pourquoi la Mère devient également la Première d’atelier de l’entreprise de confection dans laquelle travaille Louise (d’autant que ladite Mère l’a précédemment menacée de la forcer à travailler à la maison). Si le concept semble donc un peu bancal, il n’est pas vraiment dérangeant. Enfin, la direction d’acteur est excellente et le moindre des petits rôles est travaillé à la perfection. Le Paris montmartrois disparait en revanche dans cette mise en scène.

Elsa Dreisig incarne une Louise introvertie, intérieurement vibrante, dont la fragilité s’exprime dans un chant délicat, avec une projection souvent un peu ténue, sauf pour les grands scènes où elle fait éclater sa révolte. Sa prononciation est également d’une grande clarté et elle se révèle une diseuse exceptionnelle. Le soprano sait également bouger son corps pour traduire avec justesse tout une palette de sentiments. Elle sait, avec une profonde justesse, rendre l’évolution de son personnage, même si la révolte contre l’autorité parentale devient ici la fuite vers la mort pour échapper à des pulsions incestueuses fantasmées. À sa première intervention, la voix d’Adam Smith nous fait nous interroger. Le jeune chanteur nous rappelle un peu le grand Neil Shicoff : un chant si énergique, parfois à la limite de l’accident toutefois, était-il nécessaire pour une œuvre plutôt délicate ? La réponse nous sera apportée avec le grand duo de l’acte III qui nécessite en effet les ressources d’un lirico-spinto, et où le ténor britannique, dominant sans problème le bouillonnement orchestral, achèvera de nous convaincre. Le français est dépourvu d’accent, mais la prononciation (un peu à la Shicoff justement) est perfectible. Ajoutons une présence scénique évidente, un charme craquant, qui sait rendre très crédible et très vivant le personnage de Julien. Sophie Koch incarne la Mère avec autorité. À ce stade de sa carrière, la voix est parfois un peu dure, mais s’accorde pour cela même avec ce rôle de composition. L’actrice est impeccable. Nicolas Courjal est particulièrement investi dramatiquement dans son personnage de Père, lui aussi particulièrement névrosé, d’autant que la mise en scène lui en demande beaucoup. Quelques aigus un peu sont à l’arraché, mais cela passe dans le feu de l’action, et contribue à exprimer le trouble psychique du personnage.
La pléthore de seconds rôles est impeccablement distribuées. Marianne Croux offre toute la truculence requise au personnage de la couturière Irma, avec un timbre chaud et de beaux graves. Remplaçant au pied levé Roberta Alexander souffrante et qui s’est désistée pour toute la série, Annick Massis apporte une touche de nostalgie avec le personnage de la balayeuse qui connu son heure de gloire. La voix est toujours lumineuse et d’une belle fraîcheur. Difficile de ne pas craquer pour le Gavroche idéal de Céleste Pinel campé avec abattage et humour (elle chante également l’Apprentie, une jeune couturière). En marchand d’habits, mais surtout en Pape des Fous, Grégoire Mour fait preuve d’une splendide musicalité, d’un beau phrasé, avec une belle maîtrise de la voix mixte. Là encore, la prononciation est impeccable. Les autres chanteurs ont des interventions souvent plus limitées mais toujours exigeantes, qu’il s’agisse de franchir le mur de l’orchestre ou d’exister au milieu des ensembles. Tous sont à citer car tous sont parfaits. Les deux gardiens de la paix, les jeunes Filipp Varik et Alexander de Jong sont déjà des promesses. Le Bricoleur de Frédéric Caton est pétri d’humanité. Carol Garcia est une Gertrude espiègle et pleine de vie. Karolina Bengtsson est une Camille rêveuse et empathique. Julie Pasturaud est une Marguerite un brin maternelle. Marie-Thérèse Keller est une Madeleine enjouée. Marion Vergez-Pascal dispense un timbre agréable en Élise. Marion Lebègue (Suzanne, La Glaneuse de charbon) offre une belle projection et une excellente diction. Jennifer Courcier est une Blanche et une Plieuse de journaux pleine d’entrain. Le Chœur de l’Opéra de Lyon et la Maîtrise des Bouches-du-Rhône sont excellents, idéalement sonores, scéniquement très vivants, mais relativement peu sollicités par la partition.
Giacomo Sagripanti dirige d’une baguette experte, avec une grande attention envers le plateau. Les ensembles sont parfaitement coordonnés. En dépit des qualités de l’orchestre de l’Opéra de Lyon (par ailleurs renforcé par Orchestre des Jeunes de la Méditerranée pour la musique de scène), l’acoustique de l’Archevêché ne permet pas trop toutefois de goûter l’opulence de l’orchestration, l’ensemble apparaissant davantage fondu qu’émaillé de touches subtiles.
(1) Fondateur de la neurologie, Jean-Martin Charcot, dont les apports scientifiques sont indéniables, se trompait toutefois sur la nature de l'hystérie qu'il pensait d'origine neurologique stricte, alors qu'on la considère aujourd'hui comme d'origine psychiatrique.