Désormais dans la quatre-vingt unième année de son âge, William Christie semble se soucier comme d’une guigne des querelles entre anciens et modernes, entre baroqueux et non-baroqueux. Il dirige à bras ouverts, il semble brasser la musique en pleine pâte… Ses belles mains expressives demandent du son, de l’opulence, de l’expression, de l’animation, de la vie. Puis soudain elles se font impérieuses pour exiger des accents, du nerf, de la netteté, exaltant les contrastes voulus par Haendel.

Patriarcal, élégant, droit comme un I, il semble régner débonairement sur ses troupes des Arts Florissants, dont certains membres sont là depuis l’origine, en affichant une manière de distance distinguée ; il manie un répertoire subtil et très étudié de bienveillance, d’exigence, de détachement, de souplesse et d’autorité, se penchant parfois vers ses solistes en souriant de plaisir, comme il faisait récemment à Évian puis à Montpellier, dans Il Trionfo del Tempo e del Disinganno, quand un trait, une phrase semblent dépasser ses attentes, mais il peut aussi – on le vit à Gstaad – se retourner vers une chanteuse pour l’inviter à rester en mesure, ou à contrôler mieux son intonation…
Un travail sur le son
Trente-deux choristes et trente-trois instrumentistes, l’effectif est nombreux, et tous sont regroupés dans le chœur de l’église de Saanen, aux belles fresques estompées par le temps, en ouverture du 69e Gstaad Menuhin Festival. Cette géographie aura pour conséquence un son très fondu, capiteux, appuyé sur des basses riches, dans une esthétique qui semble revisiter une certaine tradition.

Si cet oratorio fut plutôt mal reçu à sa création, c’est que le public du King’s Theater de Haymarket fut dérouté par la prédominance de l’écriture chorale et la part plutôt congrue réservée aux solistes. C’est pourquoi le plus souvent on le donne (comme ici) sans sa première partie, une longue déploration, The Lamentation of the Israelites for the Death of Joseph, qui est d’ailleurs la récupération par Haendel d’une anthem qu’il avait composée à l’occasion du trépas de la reine Caroline.
Le jeu des contrastes
Les climats se succèdent : après la vaste cathédrale sonore de « And the children of Israel », majestueuse pyramide annoncée par les accents tragiques du contralto, viendra l’amusement espiègle du même contralto (Jasmin White aux graves de catacombe et dont on avait apprécié le tempérament de théâtre dans le rôle du Disenganno) qui ici s’amuse à suggérer les grenouilles que Moïse et Aaron font pleuvoir sur les Égyptiens ; le contraste n’en est que plus grand avec le double chœur tempétueux « He gave them hailstones », dépeignant un déluge de grêle et de feu, où les cuivres rivalisent avec les interventions cinglantes du chœur chauffé à blanc…
À peine a-t-on admiré les sombres trombones évoquant les ténèbres que Moïse fait planer sur ses ennemis et les quatre solistes du quatuor se transmettant la mélodie, que s’impose le martèlement implacable de tout l’orchestre dans « He smote all the first-born of Egypt », qui va céder sous la douceur pastorale de « But for his people, he led them forth like sheep », et Christie laisse alors le mouvement s’alanguir, ténors et sopranos se répondant sur les longues tenues de l’orgue, pour suggérer une idylle ou une bergerie…

Souplesse, rigueur, ferveur
Puis c’est la fugue stricte de « He led them through the deep », appuyée sur la marche des cordes graves, décrivant l’éprouvante avancée des Israélites dans le désert, la violence soudaine des eaux se déchaînant, enfin la largeur, la candeur, la ferveur du chœur clôturant l’Exode, « And believed the Lord and his servant Moses »…
Christie joue tour à tour de la souplesse et de la rigueur. La rondeur du son n’empêche pas la netteté des accents. On aime particulièrement ces moments où il laisse aller les choses, ne dirige plus, confie la musique aux musiciens, et où tout respire avec naturel.
On le verra aussi chanter (du moins bouger les lèvres) avec l’une des membres du chœur (Solange Añorga) venant dialoguer avec Emmanuelle de Negri dans le duo « The Lord is my strengh and my song », laquelle Emmanuelle de Negri pourra donner à entendre dans l’aria avec hautbois obligé « Thou didst blow withe the wind » à la fois la lumière de son registre élevé et la chaleur de son timbre, sans parler de l’aisance de ses trilles et de ses vocalises.

Une écriture en couleurs
Cette deuxième partie de l’oratorio offre davantage d’occasions aux solistes. Ainsi le ténor Moritz Kallenberg, dans un air à la fois d’agilité et de vaillance, « The enemy said, I will pursue », trouvera prétexte à vocaliser sur toute sa tessiture, qu’il a fort longue, et à projeter sa voix dans un registre héroïque qui lui va bien.
Un peu plus tard il reviendra pour un duo étonnant, « Thou in thy mercy », dialoguant avec la voix moins maniable mais aux couleurs fauves, presque sauvages, de Jasmin White.
On trouve aussi dans cette partie sous-titrée « Mose’s Song » (ou Cantique de Moïse) un étonnant duo de voix graves « The Lord is a man of war », une sorte de combat guerrier de mâles, où le baryton Matthieu Walendzik sera rejoint par l’une des basses du chœur (non nommé, malheureusement) et là encore on s’apercevra que la qualité d’un chœur est faite de la somme de celles de ses membres.
Un chœur éblouissant
Car ce concert aura été une démonstration éblouissante par le chœur des Arts Florissants. La partition abonde en épisodes fugués, Haendel use et abuse de l’écriture en canon, joue des doubles chœurs auxquels son séjour à Venise l’avait initié… Le chœur relève tous ces défis sans sourciller. La lisibilité de toutes ces architectures baroques est toujours impeccable, et les sopranos planent sur les sommets en toute transparence.
D’une douceur impalpable dans une manière de chant funèbre, « The depths have covered them », il sait passer en un clin d’œil à la majesté de « Thy right hand, O Lord ». Haendel, en veine d’invention, y ménage un épisode où les voix d’hommes ne sont soutenues que par les timbales, avant la reprise par le tutti.

Puis à partir du chant de louange, très opulent, « Who is like unto thee, O Lord », toute la séquence finale sera une marche ascensionnelle triomphale, évidemment irrésistible, vers une fugue monumentale, comme pour préfigurer l’Alleluia du Messie, mais qu’aura lancée une brève mais très émouvante prière a cappella du soprano, « Sing ye to the Lord ».
L’on verra, dès que le dernier point d’orgue s’effacera, la salle se lever comme un seul homme pour une standing ovation. S’effaçant sur le côté, William Christie fera ovationner chacun des pupitres, comme pour minimiser son rôle. Ce dont personne ne sera dupe, évidemment.
Une ouverture radieuse dans l’église même dont Yehudi Menuhin tomba amoureux au point d’y fonder un festival, dont cette 69e édition (!), la troisième d’un cycle consacré au changement dans toutes ses acceptions, est sous-titrée « Humilité-Transformation-Migration ».