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Interview – Ian Bostridge, mille fois sur le métier

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Actualité
16 décembre 2020
Interview – Ian Bostridge, mille fois sur le métier

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Apparu voici près de trente ans dans le monde musical, Ian Bostridge aurait pu n’être qu’un météore. Trente ans après, il est devenu une figure centrale du monde musical. D’abord parce qu’il ne s’est jamais dispersé. Au contraire, il a creusé son sillon avec une constance et une cohérence remarquables, résistant aux sirènes du monde lyrique pour se concentrer sur ce qui lui paraissait le plus fécond et le plus adapté à sa vision de la musique et du chant. Il n’a ainsi jamais cessé de remettre sur le métier Schubert, Wolf, mais aussi la mélodie anglaise, notamment Britten. Ensuite, parce qu’à son art de chanteur, il a ajouté la compétence et la pertinence de l’érudit. Loin de se contenter de l’aura intellectuelle que lui donnait son doctorat d’Oxford, Bostridge a continué à réfléchir, chercher et écrire. Son Singer’s Notebook (Faber&Faber, 2011) présente une passionnante suite d’aperçus, mais c’est sa somme Schubert’s Winter Journey : Anatomy of an Obsession (Faber&Faber, 2014) qui aura attesté la profondeur de son regard littéraire, historique et musical. Pour le label Pentatone, il a récemment décidé de remettre sur le métier les grands cycles de Schubert. Après un Winterreise accompagné par Thomas Adès, voici une Belle Meunière avec la remarquable Saskia Giorgini. Nous avons rencontré le ténor à Londres pour une interview « walk and talk » dans un parc, confinement oblige.
 


Ian Bostridge, vous faites paraître ces jours-ci un nouvel enregistrement de La Belle Meunière de Schubert (Pentatone) : pourquoi ce nouvel enregistrement après ceux que vos avez réalisés avec Graham Johnson (Hypérion) et Mitsuko Uchida (Warner) ?

Il y a plusieurs raisons à cela. La première est que mon regard sur ce cycle a évolué. Lorsque je l’ai découvert, j’étais moi-même dans la situation du jeune meunier : je nourrissais un amour qui n’était pas payé de retour et me sentais éperdu. J’ai lié le cycle à ces circonstances pleines d’ardeur juvénile. Aujourd’hui, j’y vois une tonalité bien plus sombre, de plus tragique.

Pourriez-vous écrire un livre sur La Belle Meunière comme vous l’avez fait pour Le Voyage d’Hiver ?

Oui, je pourrais. Ce serait bien entendu un livre plus court. Mais il y a beaucoup à dire sur cette veine tragique dans La Belle Meunière. Je trouverais également intéressant d’expliquer ce que pouvait être dans l’imaginaire de ce temps un « moulin » ou encore un « chasseur ». C’est tout un imaginaire qui est mobilisé par ce cycle.

On sent aussi dans cet enregistrement une maturité vocale…

Oui, aujourd’hui ma voix est plus ancrée dans mon corps. J’ai l’impression de chanter mieux, surtout pour ce qui est du legato. En même temps, la tessiture vocale de ce cycle est extrêmement tendue, bien davantage que dans Le Voyage d’Hiver. Au début de ma carrière, je pouvais me présenter au public et chanter cela presque sans y penser, ou même si je n’étais pas en forme. Aujourd’hui, je dois être plus conscient des exigences vocales, et du coup plus attentif au langage musical – par exemple, je suis intrigué par ces tritons dans Ungeduld… Ces changements techniques et physiologiques sont une richesse nouvelle et après tout ce n’est pas sur vos points forts mais sur vos points faibles que vous construisez votre style. Le fait de se sentir plus exposé vous conduit à être plus investi dans la signification même des Lieder et à ne plus vous laisser embarrasser par cette espèce de fantasme de perfection qui pèse sur tous les artistes, que le disque a beaucoup promu, mais qui à la fin ne génère que de l’ennui. Je trouve beaucoup plus intéressante cette approche que j’ai éprouvée l’autre jour en écoutant Billie Holiday chanter Strange Fruit : on n’imagine personne d’autre chanter cela, et en même temps c’est comme ce si n’était pas elle qui chantait, mais le chant même qui chante à travers elle. C’est cette authenticité qui m’intéresse désormais, et qui est bien différente de la notion naïve de simplicité.

Vous n’ignorez pas qu’on vous a souvent taxé de maniérisme, cependant : que pensez-vous de cette critique ?

Le débat existait déjà du temps de Schubert, dans ses discussions avec Von Spaun au sujet de Johann Michael Vogl. Ce qu’on appelle maniérisme n’est souvent qu’une recherche de l’intensité. C’est ce que je remarque par exemple chez le collègue dont je me sens artistiquement le plus proche, Matthias Goerne. Cela ne veut en rien dire que le travail sur les œuvres est complexe. Au contraire, il est simple. Il faut se rendre disponible à l’œuvre et entrer dans la vérité du compositeur. Souvent, pendant un concert, on ressent ce moment où quelque chose « advient », qui a à voir avec cette vérité. Je regrette alors de ne pas pouvoir conserver ce moment, ou qu’il n’ait pas été capté. Et le soir suivant, il ne se reproduit pas forcément.

Votre pianiste Saskia Giorgini semble, par la vigueur sombre de son accompagnement, partager particulièrement votre approche.

Saskia Giorgini est une pianiste extraordinaire. Nous avons beaucoup travaillé ensemble. J’ai observé tout particulièrement le travail de ces mains.  C’est spectaculaire. Il existe chez elle une sorte de lien direct, presque visible, entre la main et le cerveau, qui me fascine.

Nous sommes encore en pleine pandémie. En avez-vous souffert personnellement ? 

Oui, de très nombreux engagements ont été annulés. Entre trente et quarante. Pour l’ensemble de ces annulations, je n’ai reçu que deux cachets. J’ai renoncé à des projets enthousiasmants et j’espère simplement que, lorsque la pandémie sera derrière nous, les infrastructures ne se seront pas effondrées, surtout ici en Angleterre où les politiques n’ont pas beaucoup de considération pour la musique classique. J’ai la chance de pouvoir encaisser ce choc économique, ce qui n’est pas le cas de tous mes collègues. J’ai aussi pas mal de choses à écrire, des conférences à donner. Je suis notamment invité aux Berlin Family Lectures de l’Université de Chicago en avril 2021. J’y donnerai trois conférences : une consacrée aux Chansons Madécasses de Ravel dans leur lien avec l’immigration noire en France et le jazz ; une autre sur la question du genre à travers les Frauenliebe ou encore le personnage de Clorinda dans le Combattimento de Monteverdi ; une enfin sur la mort à Venise en lien avec John Donne et Britten.

Avez-vous d’autres projets ?

Je compte enregistrer le Chant du Cygne avec Lars Vogt. Je considère que changer de pianiste à chaque fois est une immense richesse et non le contraire. Je dois donner des Master Classes à Bruxelles et Rome. Et j’espère pouvoir enregistrer de nouveau des Lieder de Wolf. Je n’oublie pas que j’ai découvert Hugo Wolf grâce à cet album où Barbra Streisand chante Verschwiegene Liebe, et que Leonard Bernstein appréciait beaucoup. Cela en dit long sur ce que pouvait être alors le rapport à la musique classique.

Précisément, pensez-vous que le public du Lied est en diminution constante ? Faut-il changer la façon de donner des récitals ?

Je ne pense pas. Il faut conserver au Liederabend sa capacité à raconter des histoires avec la plus grande intensité possible : c’est comme cela qu’on embarque les spectateurs et qu’ils s’intéressent, pas en inventant des formules qui ferait perdre le fil et affaiblirait le genre. Il m’arrive de chanter devant des salles qui ne sont pas pleines, mais je crois que si nous faisons l’effort d’annoncer les concerts, de les promouvoir, nous pouvons attirer du monde. Lorsque je devais chanter Le Voyage d’Hiver accompagné par Thomas Adès au Barbican Hall, une partie de la salle était condamnée car on avait misé sur une billetterie limitée. Nous avons été invités à la radio, avons essayé de promouvoir ce concert et progressivement, la billetterie a explosé : le concert a rempli le Barbican. Cela prouve qu’il existe encore un public, que nous devons aller chercher et convaincre.

 

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