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Ludovic Morlot : « L’important, c’est de s’approprier une histoire et de la dire avec passion »

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Interview
20 janvier 2014

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Huit-mille kilomètres (seulement !) séparent les deux orchestres dont Ludovic Morlot a la charge. Directeur musical du Seattle Symphony, il est également « chef permanent » du Théâtre Royal de La Monnaie depuis la saison dernière. Une semaine avant la première de Jenůfa, il nous reçoit dans son bureau bruxellois pour un entretien tous azimuts où, pendant une heure, il ne sera finalement question que d’amour de la musique et du métier.

 

Vous êtes chef permanent d’une maison riche d’Histoire, située dans la capitale de l’Europe, mais dont la taille et, hélas, le financement, ne dépassent pas ceux d’un théâtre « de province » dans les grands pays voisins. Quel est le rayonnement de La Monnaie au niveau international ?

Vous seriez surpris de sa réputation ! Depuis la politique menée par Gérard Mortier, la maison est reconnue pour avoir su transformer son handicap – des moyens effectivement limités – en un avantage : l’audace de certaines collaborations et le temps accordé au travail sur les opéras m’y ont d’ailleurs attiré. L’échange entre les artistes et la possibilité pour chacun de s’épanouir au sein d’une production sont devenus rares. Je pense que c’est la raison pour laquelle beaucoup de chanteurs restent d’ailleurs fidèles à La Monnaie.

Quel a été votre premier contact avec l’orchestre bruxellois, que l’on pouvait craindre échaudé après le départ précipité de votre éphémère prédécesseur, Mark Wigglesworth*, puis quelques années passées sans directeur musical ?

Le premier contact s’est fait en concert. Je reconnais que je n’avais alors pas beaucoup d’expérience au niveau lyrique. Cette première rencontre m’a donc été favorable. L’orchestre est un des piliers de l’institution. Il était crucial pour lui, après une longue période sans chef permanent, d’avoir quelque chose à quoi se raccrocher. Mais je ne suis cependant pas directeur musical de la maison. Compte tenu du temps que je peux lui consacrer, il aurait été prétentieux de ma part de vouloir avoir une responsabilité sur la programmation générale, rôle assumé par Peter de Caluwé avec la confiance de tous. Je ne contrôle que les productions qui me concernent directement.

Vous faites le grand écart, sur deux continents différents, entre le théâtre lyrique et une phalange symphonique. On sait l’expérience de la fosse utile au répertoire du concert. La réciproque est-elle vraie ?

Le cumul des deux est le régime idéal pour un musicien. On n’aborde bien sûr pas un opéra comme une symphonie. Ce sont deux choses très distinctes. Je crois que le théâtre apporte plus au symphonique que le contraire. Par exemple, diriger une page orchestrale de Mozart sans connaître son œuvre lyrique est inimaginable. A l’inverse, il y a une adrénaline et un rythme de travail propre aux répétitions avec une formation symphonique qui peut être bénéfique lorsque l’on monte un opéra.

On connaît l’importance, pour un orchestre, de garder un chef relativement longtemps ; ne serait-ce que pour se forger une esthétique sonore. Mais est-il aussi capital, pour le jeune chef que vous êtes, de diriger une même formation sur une longue période ?

C’est important. Même si aujourd’hui, on ne peut plus vraiment rêver d’une vie toute entière associée à une seule phalange, comme parfois par le passé – la pression du monde musical n’est plus la même. Pour moi, un cycle de dix à douze ans est idéal. Il en faut trois ou quatre pour vraiment connaître son instrument et commencer à avoir une influence sur lui. Ce travail portera ses fruits au cours des années supplémentaires. Mais il faut aussi savoir partir lorsque l’on n’ a plus rien de neuf à apporter à la formation.

Vous vous apprêter à diriger Jenůfa, opéra en prose. En 1904, le programme de salle de la création nous rappelle que le premier à avoir franchi le pas et abandonné les vers fut Alfred Bruneau. Justement, vous faisiez récemment vos débuts discographiques avec le Requiem du Français (Cypres). Comment êtes-vous parvenu à ce choix ?

Bruneau est un compositeur auquel s’intéressait Gustav Mahler, qui l’a plusieurs fois programmé. Voilà qui m’a intrigué. Même si sa production reste inégale, on y trouve une beauté mélodique et une originalité harmonique qui la rende intéressante à redécouvrir. En dehors du fait de pouvoir aborder des répertoires un peu moins connus avec l’Orchestre de La Monnaie, je trouvais également important d’associer le chœur à ce projet discographique.

L’esthétique de Jenůfa repose sur l’exploitation du folklore et des inflexions de la langue de la Moravie natale de Janáček – ce qui influe autant sur la mélodie, l’harmonie, et le rythme de la musique. Comment aborde-t-on les particularités de cette partition en tant que chef français à la tête d’un orchestre belge ?

On l’approche d’abord avec grande humilité. Et surtout, on s’entoure de spécialistes, de personnes qui peuvent nous guider dans cette tâche. J’ai engagé un assistant tchèque qui vient justement de cette région morave. Je voulais que le travail sur la langue soit réalisé avec soin, ne serait-ce que pour traduire les ostinatos et la rythmique en émotions. Nous avons souhaité conserver le romantisme dramaturgique de la pièce sans toutefois en « occidentaliser » la musique. J’ai voulu en capter toute l’angularité de l’écriture. Comme pour Pelléas et Mélisande ou Le Mariage de Moussorgski, nous sommes parti à la rechercher du « chanté-parlé ». Nous avons aussi pioché dans les différentes éditions de l’œuvre pour mieux personnaliser notre version. L’important, c’est de s’approprier une histoire et de la dire avec passion.

Dans la pièce originelle, Gabriela Preissová rompt avec l’idéalisation de la vie champêtre alors en vogue pour en souligner toute la rudesse. Comment cela se traduit-il dans la musique de Janáček ?

Je crois que cela se retrouve dans les ostinatos souvent confiés aux cordes, dans des interjections très brèves, dans la répétition et l’accumulation de matériau très différent, et dans une petite harmonie assez tendue. Mais l’écriture n’est pourtant pas encore aussi extrême que dans Taras Boulba, par exemple. Les cuivres, qui contrastent souvent avec le reste du matériau, ne serait-ce que dans leur harmonie très consonante, sont finalement assez réconfortants.

En mettant de côté les problèmes de langue, l’opéra est-il difficile à distribuer ?

Assez. Surtout en ce qui concerne le rôle de la sacristine…

… un rôle dans lequel Janáček a coupé à la hache ! La sacristine était le personnage principal de la pièce de Preissová.

Mais elle le reste dans l’opéra !

Personnellement, les sopranos qui m’y ont le plus ému à la scène sont les voix « fatiguées ». Il s’agit d’une femme qui a beaucoup vécu…

Je suis d’accord. C’est un rôle « post-Elektra ». Elle doit livrer un certain combat avec les aigus dans le deuxième acte, et montrer, derrière sa sévérité, qu’elle lutte avec elle-même. En ce qui concerne notre production, je crois que Jeanne-Michèle Charbonnet aborde le rôle au bon moment. Pour le reste, je pense que Laca ne doit pas être trop lyrique, malgré la tentation. Steva, lui, le peut. Finalement, Jenůfa est peut-être le rôle le plus facile à distribuer.

Je crois savoir que vos prochains projets discographiques concernent Dutilleux. Quelle est la place de la musique contemporaine dans la vie du jeune chef que vous êtes ?

C’est un pan de répertoire fondamental. Hélas, la musique de Dutilleux n’est plus contemporaine stricto sensu (j’ai été très peiné d’apprendre sa disparition, en mai dernier). Jouer ce répertoire est une véritable mission. En réalité, la musique contemporaine est une quête pour moi. La quête d’une nouvelle voie, que j’ai envie de m’approprier. Même s’il y a un déchet énorme, comme dans toute production artistique… Je lis beaucoup de musique nouvelle. Par curiosité, d’abord, et pour trouver un langage qui m’émeuve. C’est ce que j’ai ressenti en découvrant la musique de Dutilleux il y a quelques années, ou celle de Dusapin plus récemment. Written on skin m’a par exemple beaucoup touché aussi. Ce sont des compositeurs que j’ai envie de défendre. J’ai aussi la chance de pouvoir passer quelques commandes. Il faut encourager nos créateurs et leur donner l’opportunité d’écrire pour l’orchestre – une occasion unique d’apprendre. J’ai ainsi fait des rencontres extraordinaires.
 
Propos recueillis par Nicolas Derny, à Bruxelles, le 14 janvier 2014

* Directeur musical de La Monnaie en 2007-2008, Mark Wigglesworth avait précipitamment quitté son poste en raison des relations tendues qu’il entretenait avec l’orchestre. Il n’avait pas été remplacé.
 
 
 

 
 

 

 

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