Une première écoute, distraite, ignorante du livret comme du compositeur, suffirait à séduire, sans concessions. De quoi s’agit-il ? L’orchestration est chatoyante, la vocalité magistrale, et, toujours, ça avance pour notre plus grand plaisir. Au moins du meilleur Humperdick mâtiné de Richard Strauss…
C’est le cinquième opéra de Leo Blech, un compositeur qui se doublait d’un grand chef lyrique, à l’égal de Mahler, par exemple. Bien que repris, modifié, en 1916, sous le titre Rappelkopf, jamais il ne fut enregistré, et son oubli fut général. On peine à expliquer l’oubli d’une telle œuvre, particulièrement dans les pays germanophones. L’antisémitisme n’explique pas tout (1). Aix-la-Chapelle (Aachen), où Blech naquit et exerça son premier poste de direction, avant Prague, Berlin et Vienne, a décidé de sortir de l’ombre cette grande figure (2) et l’on ne peut que s’en réjouir.
L’histoire, bien connue Outre-Rhin, a donné lieu à plusieurs ouvrages lyriques, depuis le Singspiel de Wenzel Müller, en 1828 (3). Pièce fantastique, comique et romantique, elle renferme tous les ingrédients propres à séduire le public. L’action, simplifiée dans le livret, se situe vers 1830 dans la résidence alpestre de Rappelkopf. Celui-ci, misanthrope irascible, de nature méfiante et pessimiste, terrorise toute sa famille, jusqu’au jour où le bon esprit montagnard, Astragalus – roi des Alpes, en fait son beau-frère, lui répliquant son image et sa personnalité (on pense aux Peter Schlemihls wundersame Geschichten, de Chamisso). Maintenant, Rappelkopf doit faire l’expérience de la façon dont son double (incarné par Astragalus) traite sa famille et ses serviteurs de manière brutale et injuste. Après avoir fait amende honorable, il permet finalement à sa fille Martha d’épouser son bien-aimé Hans, et sa servante Lieschen pourra trouver le bonheur avec son serviteur Habakuk.
Selon les exigences de la dramaturgie, la composition, sans la moindre rupture, fait alterner les styles, populaire comme dramatique (Astragalus et Rappelkopf), un peu à la manière du Freischütz, presqu’un siècle après. Le langage a changé, Wagner et Humperdinck sont passés par là (avec les leitmotivs, dont celui du bon génie est particulièrement frappant). La mélodie continue n’est pas simple déclinaison, Blech a son propre style. Le soin mis dans la conduite des voix, polyphonique, contrapuntique, l’instrumentation raffinée soutiennent la comparaison avec les meilleurs ouvrages de son temps. Et en plus de l’émotion, l’humour est opportunément sollicité : Hans, le musicien, que Marthe compte épouser, est en Italie, nous dit-elle… Funiculi, Funicula (4) passe alors dans l’accompagnement, par exemple.
Un beau prélude pour chacun des actes. Celui du premier, ample, appellerait à lui seul la découverte de l’ouvrage. L’orchestration en est exemplaire, les cors, sollicités plus qu’aucun autre instrument, donnent cette couleur romantique, rappelant Weber comme Humperdinck ; celui du deuxième, de caractère enjoué, introduisant le duo de Susel et de Katharine. L’intermède orchestral du second grand air de Rappelkopf, crépusculaire, est un régal.
Rares sont les passages que l’on pourrait qualifier d’airs. La chanson (duo d’ouverture) où Marthe attend le retour de Hans, son fiancé, et échange avec Lieschen, de caractère simple, est ravissante. Les voix s’y accordent à merveille. Les soli de Rappelkopf, celui d’Habakuk…Sinon c’est une succession ininterrompue d’ensembles animés, qui culminent aux grands finales des premier et troisième actes. Familière d’Aix-la-Chapelle et de Stuttgart, la distribution, homogène, jeune et déjà aguerrie, pleinement investie, n’appelle que des éloges, bien que rare sinon inconnue en France. L’orchestre et le chœur de l’opéra d’Aix-la-Chapelle, servis par une magnifique prise de son, sont dirigés avec vigueur et poésie par Christopher Ward. Ce dernier vient de signer l’intégrale des œuvres orchestrales et des lieder avec orchestre par Sonja Gornik chez le même éditeur.
Rappelkopf, autour duquel toute l’intrigue se noue, n’est pas ce misanthrope grotesque dont le Roi des Alpes va se jouer : le baryton islandais Hrolfur Saemundsson campe un homme émouvant, juste, qui se perçoit victime de son entourage. Ses monologues « Wie war ich einst den Menschen wohlgesinnt », comme « Heil ! Wie die Sonne letzter sengender Blick », les ensembles auxquels il participe sont autant de réussites. La voix est riche, ductile, bien projetée, un modèle de chant.
Les voix des cinq femmes, aussi variées que les personnages qu’elles incarnent, n’appellent que des éloges. Fraîcheur et vivacité de Marthe (Sonja Gornik, magnifique soprano) et de Susel (Anna Graf). Délurée Lieschen (Anne-Aurore Cochet), maturité de Sabine (Irina Popova) et de Katharine (le beau mezzo Fanny Lustaud).
Astragalus, le roi des Alpes, est confié au baryton Ronan Collett. Aucun air mais deux duos, où le drame affleure, avec Rappelkopf. Son autorité bienveillante est traduite à souhait par une voix bien timbrée, sonore et soutenue. Hyunhan Hwang est Habakuk, le serviteur que Lieschen épousera. Notre vaillant ténor nous offre un bel air au premier acte, et, outre ses duos avec sa bien-aimée, une participation régulière aux nombreux ensembles. Pawel Lawreszuk, puissante basse d’origine polonaise, chante Veit Meinhard, menuisier et musicien.
A signaler qu’à l’ensemble final, l’ouvrage étant achevé, sont ajoutées deux marches militaires, op 23, qui ne déparent pas l’enregistrement.
Non seulement les curieux apprécieront, mais aussi tous les amateurs d’art lyrique sensibles aux qualités d’écriture comme à la vérité du chant. Seul obstacle, relatif, le livret – reproduit intégralement – n’est traduit qu’en anglais.
(1) son patronyme signifie « tôle » ou « fer-blanc » en allemand…alors que sa musique est d’une indéniable distinction.
(2) Une version filmée est visible sur YouTube.
(3) Il n’est que d’écouter et visionner son ouverture des Maîtres chanteurs de 1929 pour se convaincre de ses éminentes qualités. Bien qu’inséparable de Melchior, le chef wagnérien est à redécouvrir. Il faut signaler qu’il échappa heureusement à l’Holocauste en pouvant fuir par Riga, pour Stockholm.
(4) de Luigi Denza ; Strauss dans Aus Italien la cite, imprudemment, croyant l’emprunter au folklore… Schönberg en fera un arrangement.