Tout commence par une énigme : le CD est vierge de tout texte ou illustration, sa pochette comporte pour seul titre l’appellation de l’orchestre, le nom du chef et celui de la soliste. Obéron, Titania et Puck (de William Blake) décorent la couverture, annonçant joliment l’univers shakespearien où nous allons être entraînés, « Songe d’une nuit de l’automne arrivant » promet la notice d’accompagnement.
Devenu rare dans l’Hexagone – il semble bien s’être exilé en terres réformées, à La Haye – il y enseigne, Outre-Rhin, en Suisse et en Grande-Bretagne, Patrick Ayrton signe l’album. Son nom reste attaché à la musique ancienne (1), qu’il illustre comme claveciniste, organiste, et fondateur de l’Ensemble les Inventions. On le retrouve à la faveur de ce surprenant enregistrement, dont il est le compositeur et le réalisateur.
Onze des seize pièces enregistrées illustrent des poèmes, tous en anglais, de Shakespeare, Ben Jonson, et d’autres, moins connus mais tout aussi propres à une mise en musique. Il s’agit d’illustrer des textes qui ont en commun une inspiration qui relève de l’imaginaire, de la féérie, où la tendresse, la mélancolie se conjuguent à la verdeur comme à la joie débridée. Durant la Renaissance, issue de l’amour courtois, l’image de la femme aimée, souvent inaccessible, est au cœur du propos. Le courtisan et poète Philip Sidney publiait en 1591 un recueil « Astrophil & Stella » (d’où sont tirées plusieurs mélodies). C’est le nom qu’a pris l’ensemble de musique ancienne que la flûtiste Johanna Bartz a fondé avec ses amis de la Schola Cantorum Basiliensis, il y aura bientôt dix ans, et que nous apprécierons au travers de ce programme.
Une écoute à l’aveugle du début de la première plage serait propre à tromper les amateurs de musique ancienne puisqu’il s’agit d’une page écrite au XXIe siècle, par l’un des plus fins connaisseurs de la musique du XVIIe siècle. Les mélodies, comme les pièces instrumentales qui les séparent, sont incontestablement originales. Les compositions se signalent par une connaissance intime de l’écriture de la Renaissance, de ses règles du contrepoint, de ses cadences, de son jeu. Par contre, sont délibérément ignorés, les grands traités (Ganassi, Ortiz etc.) nous ayant transmis les canons de l’improvisation (les « diminutions »), au profit d’une rhétorique singulière. Les dissonances, parfaitement étrangères au style, ne s’apparentent même pas aux audaces de Gesualdo… Le compositeur nous dit bien qu’il a « plaisir à composer dans un style qui [le] passionne », marqué par l’empreinte d’une jeunesse nourrie de rock progressif. Peut-être est-là qu’il faut chercher la justification d’improvisations qui dérangent, contredisant le propos musical directeur
La musique ancienne a régulièrement fait l’objet de détournements, de plagiats, d’impostures. La plupart de nos chefs baroques ont, le plus souvent par nécessité, mais aussi par goût, dû composer : les lacunes, les manques des partitions qui nous sont parvenues ont été comblées avec bonheur par les interprètes. L’assemblage de pièces d’origines diverses en forme de pasticcio a été un autre terrain d’expérimentation. Certains se sont même pris au jeu, mettant tout leur savoir au service de compositions originales (2). La proposition de Patrick Ayrton relève d’une démarche originale : le claveciniste et chef passionné de musique ancienne pastiche avec art les musiques qui l’ont nourri tout en les hybridant à des improvisations qui paraîtront erratiques aux amateurs.
A l’égal des meilleures formations de musique ancienne, l’ensemble Astrophil & Stella , riche de ses 18 musiciens jouant sur instruments anciens, rayonne de ses couleurs, animé d’un élan permanent, quels que soient les caractères, les rythmiques et les tempi. La danse sous-tend l’ensemble, de façon plus ou moins explicite. L’enregistrement recèle des moments de pur bonheur. Le plaisir de l’écoute est réel, communicatif : tous les musiciens sont pleinement engagés dans la proposition. Lauren Lodge-Campbell, lauréate du Concours Corneille 2023, est une voix, « la » voix idéale pour ce répertoire qui imite la musique élisabéthaine comme celle de l’Italie renaissante. Le charme est là, servi par une émission sûre, aussi souple que large, subtile, assortie d’une solide technique, que l’on oublie tant la séduction opère. Que ne l’entend-on davantage ? L’émotion de Fairy Land, juste, n’est qu’un exemple. Et, lorsque, en dehors des introductions et ritournelles, la soliste abandonne l’orchestre à son jeu, la magie change de nature. Ainsi en va-t-il de l’Ouverture, puis du couple pavane-gaillarde (« Sublunar »), qui nous entraîne dans un monde onirique. Le voyage est inconfortable pour le familier de la musique du temps. La Gaillarde – qui l’est peu – est ainsi truffée de dissonances incongrues, sans relation avec l’écriture de la Renaissance et du premier baroque. Le Syrinx joliment tourné qui suit, avec la voix, use du même procédé, plus supportable, puisque la voix – magique – focalise l’attention. La voix humaine, charnelle, a ce pouvoir de captiver l’attention de nos sens, reléguant le jeu instrumental au second plan (3). Le dérapage reprend de plus belle avec la Wanderer Fantasy (il fallait oser !). Après une partie manifestement écrite avec art, tout se passe comme si chacun ne conservait que le cadre métrique pour s’abandonner à des réminiscences, à des bribes de phrases parfois virtuoses, dont la combinaison génère des dissonances totalement étrangères au contexte. The Willow Song est du même tabac. On peine à comprendre. Les archives de musique ancienne auraient-elles livré tous leurs trésors ? Evidemment, il faut chercher ailleurs les motivations du chef-compositeur. Manifestement, cet enregistrement a nécessité un important travail de son créateur : par-delà l’écriture, chronophage (2022-2024), la réalisation, aboutie, laisse aussi admiratif que perplexe. Pourquoi, pour qui, à quoi bon ? Postulant que tout auditeur est angliciste, la notice d’accompagnement n’offre pas de traduction des textes chantés. Dommage.
(1) Il fut assistant de Ton Koopman, entre autres. (2) Et, ce, depuis fort longtemps. On se remémore-t-on la supercherie du R.P. Emile Martin, attribuant à Moulinié une messe du sacre des rois de France, de sa composition (1949), qui, dans un premier temps avait dupé tous les critiques. A l’opposé, plus récemment, Leonardo Garcia Alarcon, après avoir écrit le dernier acte d’El Prometeo, de Draghi (recréé en 2018), écrivait de façon très personnelle un oratorio (La Passione di Gesù), créé à Ambronay en 2022. (3) Ainsi, bien avant d’en apprécier le jeu instrumental, c’est par Polla ta Dhina, première œuvre vocale de Xenakis (commande d’Hermann Scherchen) confiée à un chœur d’enfants, que je m’accoutumai à son écriture.