Le prétexte de cet entretien avec le contre-ténor Nicolò Balducci, c’est un disque très inattendu de sa part, qui sort chez BIS, très différent des deux précédents, Castrapolis, consacré à des airs baroques de l’école napolitaine, et Amore Dolore, dédié à Vivaldi, Duni et Haendel (paru en 2023 chez BIS, et superbe). Tous deux déroulaient des ribambelles de coloratures et autres variations acrobatiques, le domaine où brille ce jeune chanteur (26 ans) à la carrière déjà bien remplie. Ici, quittant le baroque, et le canto fiorito, et en complicité avec Anna Paradiso au piano-forte, il vise l’intime, le confidentiel, le tendre, le mélancolique. On lui a d’abord demandé ce que représentait pour lui cet album sous-titré Confidenze : une bifurcation, un pas de côté ?
C’est l’envie de visiter un répertoire que les contre-ténors fréquentent peu, et pourtant c’est un des plus beaux répertoires que j’ai chantés dans ma vie. Avec Anna Paradiso, ma merveilleuse partenaire au pianoforte, on a choisi de se concentrer sur trois compositeurs, Mozart, Haydn et Beethoven. On a choisi quelques pièces assez connues comme Adelaide de Beethoven ou Abendempfindung de Mozart que j’ai voulu mélanger avec des pièces qui correspondent à ma typologie de voix, plutôt joyeuses, amoureuses, brillantes. Et puis je voulais montrer que si, étant italien, et parce que l’opéra baroque est essentiellement en italien, je chante le plus souvent en italien, je suis capable aussi de chanter en français en anglais ou en allemand !

Ce sont des pièces qui sont juste à la charnière du classicisme et du pré-romantisme, à la manière des mélodies de Haydn qui sont d’esprit Sturm und Drang.
Oui, et de surcroît, notamment pour certains Haydn, mais aussi pour certains Mozart et certains Beethoven, on a eu l’opportunité d’enregistrer avec un piano forte Broadwood de 1802, jumeau de celui que Broadwood mit à la disposition de Haydn pendant son séjour à Londres, et sur lequel il composa la sonate de n° 61 en ré majeur que joue Anna. Beethoven en eut un lui aussi. Pour d’autres pièces Anna joue d’un pianino Kraft de 1797, idéal pour ce répertoire intimiste. Ce sont des mélodies, et même des chansons, écrites pour le salon, donc je me suis placé dans un état d’esprit très différent de celui que j’ai quand je chante dans un grand théâtre un répertoire plus extraverti. D’où le titre du disque : « Confidenze ». C’est pour cela que j’ai choisi un lied comme Fidelity de Haydn, avec sa mélancolie, et je suis très fier des deux chansons en français de Beethoven, Plaisir d’aimer et Que le temps me dure, très méconnues, dont c’est le premier enregistrement dans des conditions disons professionnelles.
Vous vous présentez pour ce disque comme « male soprano » et non pas contre-ténor. Quelle serait la nuance entre les deux ?
Alors, cela c’est mon idée, je ne sais si mes collègues seront d’accord. Disons qu’il y a la famille des contre-ténors, à l’intérieur de laquelle il y a les contraltos et les sopranos. Tous les rôles que je chante sont écrits pour des castrats sopranos, Ariodante que je suis en train de préparer, ou les rôles mozartiens, Sesto, Annio, et donc je me dis soprano… Ça n’empêche pas que j’ai une tessiture assez longue. Je peux donner des notes assez basses. J’ai un peu la voix d’un mezzo d’aujourd’hui, de Bartoli par exemple, et d’ailleurs on chante à peu près les mêmes choses, mais sans avoir les couleurs de mezzo. Ma voix, ce n’est pas un soprano léger, disons que c’est un soprano lyrique, assez chaleureux dans le medium, et qui convient à ces rôles. Même si je sais bien qu’aujourd’hui on aime les donner à des voix aux couleurs assez sombres.

Mais vous avez chanté Cherubino, qui va vous va très bien, un rôle qu’on donne aujourd’hui aux mezzos, et c’est d’ailleurs drôle de voir un garçon récupérer un rôle que les mezzos chantent en travesti…
Oui, je l’ai fait à Ferrara et je vais le refaire à Dordmund. C’est un rôle que j’adore. Je m’amuse beaucoup en scène. L’un de mes grands projets maintenant, c’est de chanter tous les rôles mozartiens auxquels ma voix convient. J’ai commencé avec Mitridate, j’ai fait Cherubino et Annio, j’ai fait Lucio Silla à Salzbourg, à la fin de la saison je vais chanter Sesto… Mon rêve c’est de chanter Idamante. Il y a très peu de contre-ténors qui chantent cette musique-là, or ce sont des rôles parfaits pour ma voix. Il faut une technique très spéciale, mais je veux montrer aux gens que je suis un jeune chanteur, mais solide (rires)
Quelle est la différence, techniquement ? L’émission n’est pas la même ?
Si ! C’est toujours ma voix. La différence, c’est le style. Dans la musique de Vivaldi ou de Haendel, on peut s’exprimer par les ornements, les variations, c’est toi qui as la possibilité d’apporter ta nature, ton expression, ton invention à ce que tu chantes, tandis qu’à l’âge classique il faut jouer sur les couleurs et surtout respecter ce que le compositeur a écrit.
Cela dit, sur ce disque, dans An Chloé de Mozart vous ajoutez une colorature qui j’imagine est de votre invention, de même pour Dans un bois solitaire, dont vous donnez une version magnifique, où vous chantez une reprise très ornementée, de votre cru aussi, il me semble…
Oui, j‘ai beaucoup travaillé cela avec ma professeure, Gemma Bertagnolli, à Bolzano, qui connaît admirablement ce répertoire. Quand je chante le baroque je me sens très à l’aise, je crée toujours moi-même mes variations, mais là pour Mozart j’avais besoin d’une approbation (rires).

Comment avez-vous découvert que vous aviez de telles possibilités dans la voix ? Et d’abord quel est votre timbre quand vous ne chantez pas en falsetto ?
Je dirais plutôt ténor. J’ai commencé en chantant Il mio tesoro ou Una furtiva lagrima. Ce n’était pas trop mal, mais on sentait que ça n’était pas pour moi. Et ma professeure au lycée avait du mal à expliquer pourquoi, jusqu’au jour où elle m’a entendu chanter avec mon groupe des choses de Freddie Mercury ou Grace Kelly de Mika, où je montais en voix de tête, et elle m’a dit : c’est de ce côté-là que tu dois travailler. Je ne savais rien de cette typologie de voix, des contre-ténors. Si je faisais du chant classique au lycée, c’est parce qu’il n’y avait pas possibilité de faire du pop. C’est ensuite que je me suis pris de passion pour ce répertoire.
Pop ou classique ou baroque, j’ai l’impression, à vous voir à l’opéra, que c’est la scène qui vous intéresse ?
Mais oui, j’adooore ! Mais j’essaie de garder un équilibre. On sait bien qu’aujourd’hui les contre-ténors sont hyper à la mode, et fascinants aussi bien sûr. Donc on est appelés à faire beaucoup de concerts, mais j’essaie de garder la balance entre les récitals, les opéras, les opéras en concert. Je considère qu’un chanteur complet, c’est à l’opéra qu’il s’exprime vraiment. Parce qu’il y a le chant, les émotions, le personnage qu’il faut construire. A l’opéra, tu n’est pas toi, tu es une autre personne, il faut trouver le moyen d’incarner un personnage qui peut être proche de toi ou loin de toi. J’ai déjà eu la chance d’aborder de nombreux personnages, et c’est quelque chose qui me fait grandir artistiquement.

Je vous ai vu en septembre dernier chantant Sexto dans Pompeo Magno de Cavalli au Théâtre de la Margravine à Bayreuth, une très belle production, dirigée par Leonardo García Alarcón…
…Avec Leonardo, c’est toujours génial. C’est merveilleux de travailler avec quelqu’un qui a une idée directrice, qui connaît tellement en profondeur ce genre de musique. Il m’avait choisi pour Sexto, un rôle qui m’a semblé me correspondre à tous points de vue…
Et sur la même scène vous aviez déjà chanté l’année précédente Ulisse dans Ifigenia in Aulide de Porpora, mis en scène à chaque fois par Max Emmanuel Cencic. Et là ce qui sautait aux yeux, c’est qu’à côté de la science du chant, de la virtuosité, de tout ce qu’on entend, il y a votre plaisir physique, votre fougue à être en scène…
Ouiiiii ! J’adore chanter les méchants ! Je dis toujours que pour interpréter bien un personnage, il faut trouver les deux côtés de son caractère, le mauvais et le bon. Les méchants, il faut trouver ce qui les fait agir. Par exemple, ce qui motive Ulisse dans l’opéra de Porpora, c’est de sauver ses compagnons, donc d’attirer la bienveillance des Dieux, et tant pis si c’est au prix du sacrifice d’Iphigénie. En ce moment je suis à Wexford pour un autre Ulisse, celui de Deodamia de Haendel, et lui sa motivation c’est d’emmener Achille faire la guerre à Troie, tant pis pour Pénélope et Télémaque. Ce qu’il faut, c’est croire en son personnage et comprendre ce qui le fait avancer.
C’est un travail personnel, ou c’est le fruit d’échanges avec le metteur en scène ?
Ça dépend des metteurs en scène. Certains te donnent beaucoup d’espace pour t’exprimer. Mais je reste toujours ouvert, je crois que c’est important pour un chanteur. S’ils me demandent quelque chose, je dis OK je vais essayer. Même si je ne suis pas convaincu, on essaie, et ensuite je propose une autre solution, mais je reste toujours ouvert.

On ne peut qu’être étonné de votre inventivité, de votre virtuosité, dans tous les ornements, tous les abellimenti que vous apportez dans le répertoire baroque. On imagine le travail qu’il y a derrière cela, notamment le travail de recherche…
Je crois que c’est cela, la recherche, qui me passionne le plus dans le chant baroque. Je viens de l’école de Gemma Bertagnolli, qui a fait un grand travail dès les années quatre-vingt-dix, avec un Philippe Jaroussky, autour de la renaissance des opéras de Vivaldi. Je trouve qu’aujourd’hui on est un peu standardisé. On sait que cela a été déjà fait, on copie ce qui a été fait, alors qu’il faut poursuivre le mouvement. À chacun de faire son travail personnel, de ne pas reproduire ce qu’ont fait les autres, de sentir la musique, de créer les ornements qui conviennent à chaque voix. Je sais qu’il y a des choses que je fais hyper bien, par exemple les ribattute. Je me suis beaucoup entrainé, parce qu’au début ce n’était pas facile, mais maintenant je vois leur effet sur le public. Donc je sais jouer sur les ornements, je peux faire le show off, comme faisaient les castrats à l’époque.
Qui étaient des créateurs.
Oui, chacun ayant sa spécialité. Senesino, qui était contralto, c’étaient ses graves qui étaient magnifiques, Farinelli, c’étaient ses sauts de notes. Quand je vois les partitions qu’ils chantaient, à chaque fois je reconstitue leur type de voix. Il y a un ornement [ici exemple sonore…] que je trouve partout dans les airs composés pour Farinelli. Sa signature personnelle. Donc voilà ce que je veux trouver : une ornementation qui me soit personnelle, pour être reconnaissable. En me servant de ce qui m’est facile. Par exemple, pour beaucoup de chanteurs, quand il y a beaucoup de sauts c’est compliqué. Moi ça ne me pose pas de problèmes. C’est aussi parce que j’ai beaucoup travaillé ma voix de poitrine. Mais donc toutes les choses de Farinelli, « Son qual nave » ou « Agitata da due venti », sont agréables pour moi.
Est-ce qu’il y a des choses qui vous sont plus difficiles ?
Il y a tout ce qui se trouve sur mon passaggio, mais c’est vrai pour tous les chanteurs. C’est le moment le plus délicat pour la voix. Et j’y travaille tout le temps. Moi c’est sur fa dièse-sol. Au-dessus ça va, au-dessous aussi ! Par exemple dans Mitridate à Lausanne je chantais Arbate, qui est beaucoup sur mon passaggio et ce n’était pas facile, mais j’ai trouvé une manière d’interpréter le personnage qui me l’a fait adorer. On était une équipe de jeunes chanteurs avec Emmanuelle Bastet pour la mise en scène qui était fantastique avec nous. Ensuite on l’a repris avec Philippe Jaroussky à Montpellier et c’était un rêve.

C’est une période formidable de votre vie que vous êtes en train de traverser. À vingt-six ans !
Oui, je suis hyper-content. J’ai la chance de faire beaucoup de choses formidables, et il y en a beaucoup que je vais faire dans l’avenir.
Est-ce que vous avez le sentiment que votre voix est arrivée à sa maturité ?
Je ne sais pas, je le dirai dans quelques années, mais ce que je peux dire, c’est que par exemple, il y a deux ou trois ans j’avais étudié Ariodante, je trouvais que c’était bien, mais il me semblait qu’il fallait attendre. Maintenant, si on me le demande, je le ferai. J’ai commencé très jeune, c’est arrivé comme ça. À mon âge, j’ai déjà fait des choses que mes collègues attendent de faire. Par exemple, j’ai déjà fait plusieurs fois Néron dans Poppea, et maintenant je m’y sens vraiment bien. Mais il y a des rôles où je préfère attendre.
Rester prudent, c’est une règle pour tous les chanteurs…
Je suis très prudent dans le choix des rôles. Je me méfie des rôles trop bas. J’ai eu à mes débuts l’expérience d’un Xerse de Cavalli, qui était trop bas pour moi, et j’ai eu ensuite pendant deux semaines l’impression que je ne retrouvais pas ma voix, qu’elle était un peu perdue. J’ai travaillé, elle s’est rétablie, mais je me suis promis de ne jamais sortir de mon répertoire de soprano. Mais ensuite, à trente-cinq ans, à quarante ans, sans doute qu’elle changera, qu’elle descendra. Mes collègues me disent que tous les dix ans la voix change. On verra… C’est vrai qu’il faut être prudent, mais en même temps, parfois, on vous propose un rôle, un an ou deux à l’avance, on hésite, et finalement on se lance… Parfois, il faut oser ! Faire confiance aux possibilités de la voix. Se dire « je vais le faire, je vais le faire ! » et se lancer.
Souvent, quand on étudie une nouvelle musique, on trouve que c’est hyper difficile, mais ensuite la voix trouve sa manière de bouger, les muscles s’habituent. Il faut être prudent et audacieux à la fois !