Connaît-on aujourd’hui vraiment l’importance de Cesare Valletti ?
Evidemment, la filiation est frappante entre le Maître Tito Schipa et l’élève, non seulement dans la façon de chanter mais en ce qui concerne la couleur du timbre en elle-même ! Certes, l’élan, la flamme typiques du grand Tito lui appartiennent mais Cesare Valletti possède ses propres qualités, à commencer par la reprise en main de rôles affadis par les tenorini – le diminutif est vraiment péjoratif. Son timbre en effet corsé surprend car il propose une chaleur, une expressivité dramatique dont les ténors légers contemporains étaient bien incapables. La comparaison est stupéfiante, par exemple, dans les nombreux enregistrements nous restant de La Sonnambula avec Maria Callas. Celui du Teatro alla Scala en 1955, l’unique avec Cesare Valletti, n’offre pas hélas le meilleur son mais une interprétation idéale, et pour notre plus grand bonheur, chance inouïe (on ne le répétera jamais assez en pensant à ce qui se faisait à l’époque), on y rétablit les da capi : parfaitement, une interprétation de Callas sans coupures ! Pour Rossini, notamment, Cesare Valletti montre la voie –et la voix !- aux futurs ténors « corsés » comme Pietro Bottazzo, Vittorio Terranova… chemin aboutissant à Rockwell Blake, toujours inégalé.
Ces deux cd de mélodies nous révèlent l’élégance d’un ténor capable d’animer ces airs vibrant d’une émotion tout intérieure, différant fort de la musique d’opéra. Il fait montre d’une légèreté et d’une suavité exemplaires dans les airs mélancoliques anciens car l’allègement du timbre n’aboutit jamais à l’affadissement, comme en témoignent notamment ses lieder de Schubert. On remarque ses graves impressionnants de consistance (dans Les Nuits d’été), aussi bien que l’on retrouve son aisance dans la vocalise (dans les espagnolades de Calleja). Un certain durcissement du timbre dans l’aigu où l’effort, peut déranger mais également participer à l’expressivité de la voix. Il ne saurait en tout cas nous faire mal comme celui, devenu coupant, de Ferruccio Tagliavini.
On l’entend ainsi « romantiser » le désespoir du personnage s’exprimant dans l’air de Mozart « Misero ! o sogno… », étonnant d‘être ainsi dramatisé, passionné et pour fois, tirant le pauvre Mozart des « trine morbidi », des souples dentelles, comme dit avec amertume Manon Lescaut. L’intensité insufflée aux Nuits d’été surprend, avec ce français pur, un tantinet affecté mais dépourvu d’accent ! Il en va de même pour le célèbre Plaisir d’amour et c’est avec autant de naturel qu’il passe à l’allemand, à peine réchauffé d’italianità, dans les surprenants lieder de Hugo Wolf, et il faut l’entendre distiller sans afféterie aucune le mot « Sonnenschein » participant au titre d’un lied de Schumann.
De son espagnol suave et dépourvu de duretés, il restitue à merveille cette nostalgie tantôt un peu sauvage, tantôt brûlante des airs de Obrador et de Calleja. La même suavité lyrique et de prononciation colore doucement les mélodies en anglais de Quilter, Dello Joio, Rachmaninov et Grieg.
On sent une petite différence entre les enregistrements studio et le récital en public, et peut-être aurait-on pu, au lieu de scinder en deux The Art of Song, le regrouper sur le même cd, puis commencer les récitals ne pouvant « tenir » sur un cd unique.
La grande variété des morceaux fait regretter l’absence de mélodies de Francesco Paolo Tosti, à la délicate nostalgie certainement congénitale de Cesare Valletti, qui épouse déjà si bien le raffinement chaleureux des airs non italiens. On se console un peu avec le célèbre Vaghissima sembianza de Stefano Donaudy. En tout cas, le timbre, la technique vocale et la capacité d’interprétation constituant l’Art de Cesare Valletti, réussissent un tour de force : nous permettre d’entendre sans douleur d’ennui et en une seule fois, au moins l’un des deux cd en totalité, rendant inutile notre subterfuge d’auto-encouragement consistant à réserver pour la fin l’écoute des deux uniques morceaux d’opéra proposés par ce coffret. Il faut dire qu’ils occupent une place particulière puisque Cesare Valletti lui-même les introduit par une petite phrase en anglais, comme s’il s’agissait de bis en quelque sorte. Le douloureux « Giunto sul passo estremo », tiré du Mefistofele d’Arrigo Boito, ressemble du reste à une mélodie « hors opéra », que le ténor interprète fort efficacement. Le célèbre Lamento di Federico « È la solita storia del pastore », extrait de L’Arlesiana de Francesco Cilea, demeure l’un des plus beaux airs produits par la « Giovane Scuola ». Cesare Valletti le chante bien, comme l’on dit, mais le quand volume lui fait défaut, l’intensité du chant requis lui fait durcir la voix et le charme opère moins.
Accompagnateur unique pour les enregistrements studio comme pour le récital, Leo Taubman épouse à merveille la délicatesse d’interprétation du ténor, en déployant un jeu chaleureux et d’une belle souplesse.
« …e la beltà non dura… », répète Cesare Valletti dans la Cantata d’amore de Bernardo Pasquini : mais avec lui, précisément, la beauté dure !
Yonel Buldrini