Vingt ans et des poussières après avoir participé à l’enregistrement révolutionnaire du sixième livre de madrigaux de Monteverdi dirigé par Rinaldo Alessandrini (mai 1992, Arcana), Rossana Bertini (soprano), Giuseppe Maletto (ténor) et Daniele Carnovich (basse) ont écrit une nouvelle page de l’histoire de l’interprétation en livrant aux micros de Glossa la version la plus fouillée et la plus aboutie à ce jour du sixième livre de Gesualdo. Après avoir œuvré au sein d’Il Concerto Italiano et de la Venexiana, les trois chanteurs ont fondé, en 2008, la Compagnia del Madrigale, baptisée ainsi en clin d’œil à leur complicité de longue date, la fine fleur du chant baroque italien complétant l’effectif : le soprano Francesca Cassinari, le ténor Raffaele Giordani et le contralto Elena Carzaniga, mais également un artiste plus aguerri comme le baryton Marco Scavazza, rejoints, en l’occurrence, par la soprano Laura Fabris pour quelques pièces.
Rares sont les musiciens qui osent entreprendre l’ascension de cet Everest du genre madrigalesque : sa complexité et ses hardiesses harmoniques ont de quoi réfréner les ardeurs des plus téméraires. La Compagnia del Madrigale n’a pas seulement réalisé une nouvelle édition du cycle, elle a également renoncé au la à 440, la plupart des madrigaux présentant des chiavette, soit un système de clés décalant vers le bas l’ambitus des voix. Cette option, parfois adoptée également chez Monteverdi (Cf. ensemble Delitiae Musicae), libère véritablement les interprètes, qui se voient d’ordinaire confrontés à des tessitures trop tendues et dont résultent « un climat expressif uniformément dolent » ainsi qu’une « sonorité stridente et glaciale », observe Marco Bizzarini dans le livret, une stridence qui, avouons-le, rend souvent l’écoute intégrale du recueil relativement éprouvante. Rien de tel dans cette performance. L’écriture gagne ici à la fois en clarté et en profondeur, les madrigalistes infusant une douceur enveloppante au cycle dont ils restituent les fluctuations du sentiment avec une finesse et une richesse de détails exceptionnelles. Le dosage du son, les infinies variations de couleurs et d’inflexions épouse l’extrême mobilité expressive de cette musique si fragile dans sa sophistication, l’excès d’intention en escamotant très facilement la subtilité.
Certes, le thème de la mort prédomine et les madrigalistes assument d’ailleurs pleinement l’âpreté d’un chef-d’œuvre aussi théâtral que « Moro, lasso, al mio duolo », mais mourir d’amour, en revanche, n’est déjà plus mourir (« Ardo per te, mio bene », « Ancide sol la morte »). En outre, l’être aimé peut aussi nous ramener à la vie (« ‘Io parto’, e non più dissi »). Les mots et les affects recouvrent ici une nouvelle lisibilité, les interprètes réhabilitant la frivolité (« Ardita zanzaretta ») ou la franche gaîté de certaines pages (« Volan quasi farfalle », « Al mio gioir, il ciel si fa sereno », « Quando ridente e bella ») souvent négligées, sans doute parce qu’elles ne cadrent pas avec le mythe du compositeur maniaco-dépressif. « Je me réjouis de tout, et de tant de joie j’abonde, Que de ma joie se réjouit le monde ». Les paroles sur lesquelles se referme le recueil jurent avec la légende, celle d’un Gesualdo dément, d’un prince assassin dévoré par le remords et gisant dans le sang de sa flagellation. Son sixième et dernier livre démontre, au contraire, qu’il était en pleine possession de ses facultés créatrices, toujours en recherche et mû par une inextinguible soif d’absolu. Pouvions-nous imaginer plus bel hommage pour le 450 e anniversaire de sa disparition ? En attendant une nouvelle gravure de ses Responsoria, nous retrouverons prochainement la Compagnia del Madrigale dans les premier et cinquième livres de madrigaux de Marenzio.
Carlo