De nos jours, Le Festin d’Alexandre (1736) n’est pas le plus fréquenté des oratorios de Haendel. Sans doute parce que ce n’en est pas un ou, du moins, parce que l’ouvrage ne répond pas vraiment à l’idée que nous nous faisons d’un oratorio : il ne campe aucune « action » véritable ni ne met en en scène de personnages, même si, comme dans le futur Messiah (1742), des figures mythiques y prennent la parole.
Sous-titré « Le Pouvoir de la musique », Alexander’s Feast tient plutôt de l’ode – à la musique, justement. Un genre qu’avait beaucoup fréquenté le prédécesseur de Haendel, Henry Purcell. Et c’est d’ailleurs à l’un des librettistes occasionnels de Purcell, John Dryden, qu’Haendel emprunte l’essentiel du texte. À ce stade de sa carrière, le compositeur se sent menacé : ses opéras italiens attirent moins les foules et sa troupe doit faire face à une compagnie rivale mieux dotée, l’Opéra de la noblesse. Comme toujours dans les moments critiques, le Saxon innove, proposant pour le début du Carême (période peu propice aux divertissements) cette œuvre en anglais, faisant sonner les vers d’un poète national et offrant aux forces chorales une place de choix.
Non destiné au théâtre, le texte de Dryden a été adapté par un jeune dramaturge irlandais, Newburgh Hamilton, qui se fera une spécialité de redorer les monuments littéraires (il récidivera en 1743 avec Samson, inspiré de Milton) : son « livret » ouvre la voie à une grande variété de formes musicales, qui ne cessent de se faire écho et de s’interpénétrer (récits, accompagnatos, ariosos, chœurs). La diversité de ces formes reflète celle des affects éveillés par la musique – affects que détaille le chantre Timothée devant Alexandre le Grand, fêtant, aux côtés de la courtisane Thaïs, sa victoire sur Darius.
Ce caractère presque abstrait, qui fait d’Alexander’s Feast une sorte de poème symphonico-vocal à la gloire de l’art des sons, explique que l’œuvre, qui connut un triomphe immédiat, ait longtemps survécu à son auteur, surtout en Allemagne : Mozart en proposa une adaptation comme il le fit pour Messiah et Acis & Galatea. Elle séduit moins notre époque friande d’opéras, d’autant qu’elle s’avère trop courte pour remplir une soirée entière : à la création, Haendel la flanqua de trois concertos et d’une cantate italienne. Plus tard, en 1739, il la coupla logiquement à son… Ode à Sainte-Cécile (la sainte surgissant d’ailleurs, telle une apparition prophétique, à la fin du texte de Dryden).
En l’enregistrant, plusieurs chefs – dont Harnoncourt (Teldec, 1978) et Neumann (Carus, 2008) – ont respecté ce couplage. Quant à la version de Gardiner, globalement la plus aboutie (Philips, 1987), elle fait appel à une rédaction tardive de la partition, qui introduit deux altos (dont, à l’origine, un castrat), omet un da capo et ajoute un duo.
Bernardini revient à la première mouture et, les progrès techniques aidant, case aujourd’hui l’ouvrage (donné sans complément) sur un seul CD. Ses tempi ne sont pas pour autant précipités même si sa lecture insiste sur la dimension théâtrale de l’oratorio, notamment dans des récitatifs très picturaux. On notera aussi l’importance qu’il accorde à l’ornementation, rendant à ce Festin un caractère profane un peu oublié par Gardiner et Neumann. Ses effectifs probants, ni trop lourds, ni trop réduits (une grosse trentaine de choristes ; autant de musiciens) lui permettent de concilier le mouvement dramatique avec des nuances orchestrales expressives : écoutez l’impressionnant crescendo sous-tendant « He chose a mournful Muse » ou, à l’inverse, le diminuendo sur lequel s’achève « The list’ning crowd ». Bizarrement, Harnoncourt, pour son enregistrement, n’avait pas fait appel à son fréquent complice, l’Arnold Schoenberg Chor, qu’on retrouve ici avec plaisir (les membres en sont bien sûr différents de ceux qu’ils étaient dans les années 1970-80), dans une prestation équilibrée, où s’impose un riche pupitre d’altos – mais dont on regrette qu’il prenne si peu de risques, sans doute à cause de l’enregistrement « sur le vif » : on aurait ainsi pu imaginer un hymne à Bacchus plus sauvage…
Là où le bât blesse, c’est du côté des solistes – surtout de la basse, ni précise, ni charismatique dans le plus long air de l’œuvre (« Revenge, Timotheus cries » : encore une anticipation de Messiah). Le timbre assez sec et nasal du ténor ne plaira pas non plus à tous, mais il faut avouer que sa diction tranchante et son implication dramatique offrent une alternative intéressante au suave lyrisme d’Anthony Rolfe Johnson (version Gardiner). C’est en somme la soprano, malgré sa voix mince aux ressources dynamiques limitées dans les airs de bravoure (fin de la Première partie), qui nous convainc le mieux, par sa grâce, la flexibilité et la douce poésie de son chant – sans doute guère éloigné de celui d’Anna Strada del Po, qui venait de créer le rôle-titre d’Alcina et à laquelle Haendel confia les plus envoûtantes mélodies de cette Alexander’s Feast…