Après le coup d’éclat de ses premières créations londoniennes (Rinaldo, Amadigi), Haendel sembla se désintéresser de l’opéra pendant près de trois ans, n’offrant aucun drame à la scène entre le printemps 1717 et celui de 1720 (qui vit la création de la Royal Academy of Music).
Le Saxon profitait alors de l’hospitalité de James Brydges, comte de Carnarvon puis duc de Chandos, ancien trésorier des armées et plus grande fortune d’Angleterre, qui, dans sa résidence nouvellement construite de Cannons, entretenait sa propre troupe musicale, dirigée par Johann Christoph Pepusch (futur compositeur du Beggar’s Opera). N’occupant en ces lieux aucun poste officiel, Haendel, soucieux de mériter la libéralité de son hôte, ne s’y montra pas moins prolifique : de ces années datent en effet deux masks, Acis & Galatea et Haman & Mordecai (première version d’Esther) ainsi que les onze antiennes connues aujourd’hui sous le nom de « Chandos anthems ».
Pièces paraliturgiques (en anglais), grands motets ou mini-oratorios, ces partitions témoignent d’un esprit bouillonnant, prompt à tirer les leçons du passé comme à se projeter dans l’avenir : outre l’influence de Purcell, elles charrient un nombre aussi impressionnant de réminiscences (emprunts aux cantates italiennes, aux psaumes écrits pour la Chapelle royale) que de prémonitions (formes, mélodies, solutions contrapuntiques qu’on retrouvera dans les oratorios de la maturité). Par exemple, « Let God arise » débute par une sonate qui sera reprise dans Radamisto, se poursuit avec un extrait du Dixit Dominus et s’achève sur un « Alleluia » annonçant celui de Messiah. Ces oeuvres témoignent également de leurs conditions d’exécution au sein d’une chapelle privée ne comptant d’abord qu’une douzaine de musiciens : ainsi, les premiers anthems ne comportent aucun alto (vocal ou instrumental), partie que le duc jugeait inutile, font la part belle au(x) ténor(s) solo(s), au hautbois, au basson, à l’orgue et au violon.
Ces petits bijoux n’ont été que sporadiquement enregistrés : on n’en trouve qu’une intégrale digne de ce nom, celle d’Harry Christophers, aux choix désormais discutables (1989). Récemment, ils ont été remis en lumière par un beau disque de l’Ensemble Marguerite Louise consacré à trois d’entre eux (CVS, 2022) – dont deux (les anthems 4 et 6) se retrouvent dans le présent enregistrement : la comparaison s’imposait d’elle-même.
Elle s’avère pourtant ardue, tant les moyens employés diffèrent : le chœur de Gaétan Jarry, chez CVS, convoque deux fois plus de voix et son orchestre est plus fourni d’un tiers que ceux de Jonathan Cohen. La version de Jarry lorgne ainsi du côté de Versailles, accentuant la pompe et la théâtralité des œuvres.
Celle de Cohen peut sembler d’emblée plus conforme à la « réalité historique », au moins en matière d’effectifs, avec un chœur réduit à huit chanteurs qui interprètent également les airs. Cohen accentue encore la particularité chambriste de sa lecture en confiant l’incipit de certains chœurs à deux ou trois solistes (« Have mercy upon me »). On y gagne une transparence accrue (la fugue annonçant L’Allegro, Il Penseroso ed Il Moderato, à la fin du 3° anthem) et, par moments, un équilibre magique entre les diverses voix et instruments, proche de celui qu’on obtiendrait dans un madrigal (« Let God arise »). On aime aussi, chez Cohen, cette flexibilité du phrasé, qui confère un caractère large, presque sentimental, à la première sonate d’introduction, souligne avec grâce les pleins et déliés du chant (« Against Thee » – autre prémonition de Messiah).
En revanche, les tempi s’avèrent moins variés ici que chez Jarry, les allegros moins allègres, les pages sombres moins dramatiques, les pages virtuoses plus sages (l’air de tempête « The waves of the sea », les soli de violon au début d’ « As pants the hart »), et les contrastes de textures évidemment moins sensibles. D’autant que sopranos et basses, impeccables dans les chœurs, déçoivent souvent dans les soli, les premières adoptant une émission droite de garçonnets qui n’a pas vraiment lieu d’être (ces soli furent créés par des cantatrices).
Cohen dispose cependant d’un superbe atout en la personne d’Hugo Hymas, ténor racé, souple, très agile (« Put thy trust in God », « Like as the smoke » !), qui avait campé Jupiter dans la seconde Semele de Gardiner ; et, pour l’intermittente partie d’alto, il a opportunément fait appel à un autre excellent ténor, Samuel Boden (au lieu du falsettiste retenu par Christophers).
En somme, nous retrouvons ici les qualités et défauts qu’Arcangelo avait déployés dans ses précédents enregistrements haendéliens (la Brockes-Passion en 2020 et Theodora en 2024, toujours chez Alpha) : une musicalité pudique et tendre ; une palette expressive réduite.
