Longtemps, Stéphane Lissner a cru au progrès. Jeune homme enthousiasmé par les créateurs les plus en pointe de la scène théâtrale, il s’est avisé de rejoindre leurs rangs, avec une foi immense dans la modernité. Il a pris des risques, affronté la faillite, connu des échecs, mais sans jamais rien renoncer de cette certitude : le bel aujourd’hui vaut mieux que les spectres du passé. De là un compagnonnage parfois très proche avec les artisans les plus en vue de la scène contemporaine, de Brook à Chéreau. Dans la mouvance de 68, les autorités publiques aussi se sont mises à aimer le progrès et la modernité. Pompidou a délaissé les poètes latins pour Éluard, Chirac s’est entiché de Boulez (ah, ce Question à domicile chez les Chirac se concluant par le choix musical de l’invité en générique de fin : Le Marteau sans maître !). Une certaine élite aima alors à se mirer avec délices dans son temps, déclassant un passé honni. Stéphane Lissner se trouva là, communiant dans cet esprit du temps, et prêt à engager à son service son ingéniosité et son entregent. Le Châtelet fut le tremplin de son envol. En impresario de talent, il y réunit tout ce qui tissait alors la scène théâtrale et l’injecta sur la scène musicale. D’autres ailleurs le faisaient aussi. Liebermann avant lui l’avait fait à l’Opéra de Paris, mais avec moins de conviction et des contraintes plus fortes. Le chemin était pavé. Ce livre raconte un parcours en forme d’immense name-dropping où reviennent pendant trois décennies les mêmes figures, les mêmes personnalités, qui comme Stéphane Lissner ont pris d’assaut le vieux monde et ont façonné le nouveau. Qu’on n’attende pas de considérations esthétiques, ni même historiques : nous sommes conviés plutôt à l’évocation enivrante de ces gens de théâtre et de musique qui ont façonné la carrière de Stéphane Lissner et auxquels son sens aigu de l’air du temps aura ouvert bien des perspectives, avec un bonheur inégal, mais des réussites éclatantes.
Stéphane Lissner fut certainement assez tôt conscient d’être à la fois le témoin et l’acteur d’une période charnière : la preuve, il a écrit ses mémoires à l’âge encore juvénile de 45 ans (Métro Chapelle, Nil). Ce volume est une suite qui reprend amplement les éléments du premier volume. Cependant, à partir d’Aix et surtout de La Scala, quelque chose advient dans le récit : les figures importantes dont Stéphane Lissner s’entoure meurent les unes après les autres. La parenthèse se referme doucement. De même que cessent d’affluer sans mesure les subventions publiques qui lui ont permis de financer ses entreprises. La Scala est le dernier feu de cet artificier habile. À Paris, soudain, il réalise que quelque chose se refuse. Le chapitre consacré à l’Opéra de Paris est amer. La faute à l’Etat, aux syndicats, à la mentalité française. Mais c’est qu’il n’a pas senti que les dispendieuses productions ne sont plus de mise, que Tcherniakov n’est pas Chéreau, que les sensibilités ont mué. À Naples, le voilà obligé de programmer Puccini en version de concert, de complaire au goût assez provincial du public et des édiles – les charmes de la ville semblent compenser alors ce qui ressemble à un épilogue professionnel que Philippe Martin désigne avec une surprenante cruauté comme son dernier théâtre.
En Philippe Martin, Stéphane Lissner a trouvé son Las Cases. Pieusement, le fondateur des films Pelléas acquitte sa dette envers celui qui lui offrit de produire l’improbable (et éphémère) 3e scène le temps de son mandat ainsi que L’Opéra, ce film révérencieux au premier degré et hilarant au second, où Jean-Stéphane Bron suit les pas de Stéphane Lissner avec l’humour involontaire (?) d’un Candide au pays du lyrique.
Dans le dernier chapitre, le producteur recueille religieusement les ruminations d’un homme qui n’aime ni ne comprend plus son temps parce qu’il le juge à l’aune de sa gloire passée. Il n’en voit pas l’énergie qui y circule, les évolutions apportées par de jeunes musiciens qui se tiennent loin des munificences qu’il a nourries, et reviennent à une manière plus humble mais sans doute plus profonde de faire de la musique. Il se persuade que l’opéra ne parle plus aux jeunes parce que l’opéra est vieux et dépassé. Mais il était déjà vieux et dépassé il y a vingt-cinq ans quand Stéphane Lissner était à son acmé. Le temps passe trop vite, et l’opéra lui semble fini parce qu’il n’a plus la forme qu’il a voulu lui donner. Effet miroir redoutable.
Philippe Martin, avec la juvénilité d’un Eckermann, le rassure : on peut faire autrement, et même plus avec moins. Rien n’y fait. Les poncifs du tout fout le camp l’emportent. Le problème avec la foi dans le progrès, c’est que le progrès n’existe pas : tout va, tout vient. Aux yeux de l’Histoire, Boulez rejoint Landowski et les audaces de Warlikowski sont déjà en train de rejoindre le hangar des toiles peintes. Stéphane Lissner, lui, rejoint la cohorte grincheuse des réactionnaires qu’il a tant honnis, simplement parce qu’il a à son tour la faiblesse de croire que c’était mieux avant, quand un conservatisme de bon aloi se contente de penser qu’il faut que tout change pour que rien ne change.
En mars 2025, son mandat à Naples s’achèvera et ce livre prépare à l’évidence la suite d’une carrière brillante qui, malgré les désillusions, ne saurait consentir à s’arrêter là. Peut-être alors le vieux lion jettera-t-il ses derniers feux dans un théâtre où il se réinventera en activiste sauce contemporaine comme jadis il avait soutenu par voie de presse les grèves de la CGT pour la retraite à 60 ans. Fort de cette réinvention dont Jacques Toubon, au sein de la chiraquie, a montré la voie, il pourra alors entrer dignement à l’Institut.