Au sortir du spectacle, même seul, chez soi, confortablement installé dans son fauteuil, on demeure sous le choc de ce finale coloré d’une félicité rayonnante. On serait bien en peine de délivrer des lauriers à tel ou à telle : le chef, chacun des solistes, le chœur et l’orchestre sont superlatifs, et les artisans de la mise en scène, radicalement épurée, comme ceux de la captation forment un ensemble proprement extraordinaire. Tout sauf anecdotique est cette version très rare de l’ouvrage.
On parle toujours de Leonore et de Fidelio (1804 et 1814), en oubliant souvent celle qui fut l’éphémère intermédiaire, proposée ici. La commémoration du 250e anniversaire de Beethoven devait être l’occasion de donner à Vienne les trois versions. Le Theater an der Wien, qui avait vu la création de Leonore, puis de cette révision, était le cadre idéal. La pandémie ayant entraîné la fermeture des théâtres, la première, qui affichait complet depuis des mois, a été retransmise sans public (lien : Mise en lumière d’une œuvre singulière), puis a fait l’objet de ce DVD, au subtil montage.
La version initiale – Leonore – était l’œuvre d’un compositeur accoutumé aux estrades, mais peu familier de la scène et de ses contraintes. Aussi, bien au-delà du cercle des beethovéniens, la réécriture de 1806 intéressera le plus large public : pour certains « compromis inférieur entre le premier coup de génie de 1805 et l’imposante version finale de 1814 », d’autres la considèrent comme ayant une importance et un intérêt équivalents à celui des autres versions. Manfred Honeck, qui dirige, déclare à son propos qu’il la trouve « particulièrement intéressante car elle permet de voir la vitesse à laquelle Beethoven a développé un instinct pour la scène », et l’écoute confirme pleinement son appréciation.
« L’art naît de contrainte, vit de lutte et meurt de liberté » … La formule d’André Gide s’applique singulièrement à l’extraordinaire mise en scène de Christoph Walz. Après un accès au théâtre, privé de son public, le bref générique se déroule sur des images du déploiement du dispositif technique nécessaire à la captation. La salle et le plateau sont devenus lieu de tournage. Le décor, épuré, conçu par une agence d’architecture (Barkow Leibinger) renvoie à un autre architecte, Piranèse. Des escaliers monumentaux, occupant tout l’espace scénique, incurvés, combinés, plus ou moins pentus, débouchant sur le vide, ou le ciel, constitueront le cadre unique des deux actes. Des lumières très recherchées moduleront le champ visuel tout en concentrant l’attention sur l’expression des corps et des visages. Due à Felix Breisach, la captation, passionnante à plus d’un titre, participe autant que la direction d’acteurs et que les éclairages à la réussite du projet. La lecture, contemporaine, ignore Wagner (et c’est fort bien ainsi) mais renvoie à l’héritage mozartien du singspiel : Beethoven tel qu’en lui-même.
Ample résumé de l’ouvrage, l’ouverture de Leonore III, écrite pour cette révision de 1806, est introduite par la chute, brutale et sonore, d’un corps précipité dans les escaliers pour disparaître dans l’obscurité. Le ton est donné. L’orchestre, magnifiquement sculpté et animé par Manfred Honeck, s’y montre digne du lieu et du moment.
Si, pour l’essentiel, nous retrouvons les numéros conservés pour l’ultime version comme bien des survivances de la première, l’organisation dramatique et musicale n’accuse aucune faiblesse. Les enchaînements se font avec naturel et fluidité, jamais l’attention n’est distraite. Les textes parlés sont pratiquement conservés dans leur intégralité, et joués avec conviction. C’est aussi l’occasion d’entendre le récitatif de Leonore « Ach, brich noch nicht » (avant « Komm Hoffnung »), le duo « Um in der Ehe froh zu leben » (Marzelline – Leonore), le trio suivant avec Rocco (« Ein Mann ist bald genommen »), qui seront supprimés dans la version la plus connue, sans oublier le finale du II, complétement repensé ensuite.
Nicole Chevalier, Leonore, est un grand soprano lyrique, d’une ample tessiture, aux graves solides. La voix est sûre, chaleureuse, longue, ductile, agile dans le colorature, toujours intelligible, aux qualités dramatiques rares. Son ample aria, avec le contrepoint des cors, est admirable. La progression psychologique, qui la conduit à la résolution et à l’optimisme, y est parfaitement rendue. La Marzelline de Mélissa Petit est savoureuse, épanouie, ardente. La fraîcheur, la jeunesse sont au rendez-vous (le livret nous dit qu’elle a seize ans !), avec une voix claire, capable de vocalises aériennes (« O wär ich schon mit dir vereint »), de réparties vives, comme d’une ligne de chant parfaitement maîtrisée.
Rocco est un brave homme, père aimant, contraint par l’existence, mais foncièrement bon, droit. Christof Fischesser lui donne toute sa vérité, sa chaleur, sa soumission comme sa compassion. L’émission est franche, bien timbrée, et le personnage bien campé. Florestan, Eric Cutler, est ce prisonnier d’opinion, toujours aimant, pathétique dans la solitude de son cachot. Le ténor est chaleureux, la voix aisée dans l’aigu. Son air douloureux, puissant, avec un orchestre expressif, est chanté, prostré sur les marches dans l’obscurité, avec le halo de lumière qui surmonte le gouffre. L’arrivée de Rocco et Leonore n’est pas moins réussie. Benjamin Hulett nous vaut un Jaquino épris, jaloux et dominateur, à la voix claire, bien projetée et au jeu remarquable. Gábor Bretz ne noircit pas Pizarro, qui n’en a pas besoin. La voix a l’autorité attendue, cassante, rageuse, fielleuse. Le Don Fernando de Károly Szemerédy est noble, puissant.
Mais, par-delà les mérites de chacun, les nombreux ensembles atteignent une qualité exceptionnelle. Ainsi, après l’excellent quatuor du début, le trio « Gut, Söhnchen, gut ! » permet à tous et à l’orchestre une expression personnelle. La précision, les couleurs, l’esprit sont bien là. L’Arnold Schönberg Chor est admirable dans toutes ses interventions. « O welche Lust » s’ouvre sur une station figée qui va se muer en animation. La joie émerge et gagne. Que d’émotion, vive dans « Freiheit ! », contenue dans « Leise ! » ! Son ultime intervention se colore, musicalement comme visuellement, d’une joie rayonnante. L’orchestre est chez lui, tant dans l’ouvrage que dans ce cadre. La direction inspirée et attentive de Manfred Honeck galvanise l’ensemble et chacun. C’est toujours construit avec le sens du détail et des équilibres. Il obtient les nuances extrêmes voulues par Beethoven, trouve les tempi et impose une dynamique avec le constant souci du chant. Les solistes instrumentaux se montrent exemplaires.
A peine achevée la découverte de cette merveilleuse interprétation, encore sous le coup de l’émotion, on n’hésite pas un instant à la revoir et à la réécouter tant la réussite est manifeste. Toutes les impressions en sortent renforcées. Une réalisation appelée à faire date.