C’est au regretté Jean-Christophe Maillard qu’est due la redécouverte de la partition de Daphnis et Alcimadure. On ignore souvent que le champion de la musette de cour hérita de son père, le musicologue Jean Maillard, un goût immodéré pour la recherche. Roberte Machard y consacra sa thèse et présida à la publication, dès 1981, du fac-simile de la toute première édition, parisienne. Cette même année, Montpellier osait la recréation, soignée, mais musicalement datée, suivant celle de Roger Blanchard pour l’ORTF. Depuis, les noms des créateurs des personnages principaux (Jélyotte en Daphnis, Melle Fel chantant Alcimadure,) ont conduit certains de nos meilleurs chanteurs (1) à en illustrer quelques airs. L’ouvrage aurait dû renaître à Narbonne (ville natale de Mondonville) en 2020 dans le cadre du Festival Radio France Occitanie Montpellier. Le Covid en eut raison. C’est donc à Montauban et à Toulouse que la résurrection eut lieu, deux ans plus tard. Le présent enregistrement en est le témoignage.
L’ouvrage, dédié à la Dauphine, fut donné en 1754 à Fontainebleau, en présence de Louis XV et de la Cour, un an après une autre pastorale, Daphnis et Eglé, de Rameau. La Fontaine (Livre XII, fable 24) conte l’intrigue dont le dénouement est modifié par Mondonville pour une fin heureuse, conforme aux attentes du public. Le berger Daphnis, est épris de la bergère Alcimadure, qui lui préfère sa liberté. Il tente de la séduire à l’occasion d’une fête paysanne. Pour éprouver le galant, le frère d’Alcimadure, Jeanet, joue au rival, déguisé en soldat. Daphnis et les chasseurs sauvent la jeune femme de l’agression d’un loup. Devant l’indifférence de façade de la belle, Daphnis « ne veut plus que la mort ». Elle trahit alors son amour et l’union motive les réjouissances finales. Aimable pastorale dans un décor qu’on imagine de Watteau…
Si le genre est alors à la mode, c’est le premier ouvrage lyrique produit en languedocien (2). L’ Ancien régime cultivait ses provinces et leurs particularismes. Or, entre Bordeaux et Avignon, tous les chanteurs de l’Académie royale de musique convoqués pour la création parlaient l’occitan, langue chantante, méditerranéenne par excellence. De surcroît, pour colorer sa partition, Mondonville use de danses régionales et introduit délibérément un « air du pays » (Poulido pastourélo). La danse, en dehors des entrées, airs et pas traditionnels (3) sous-tend l’écriture : toujours on avance, avec de nombreuses reprises, qui impriment les mélodies dans la mémoire.
Un témoin du temps (ms. de Munich) écrit : « Les partisans de la musique française qui ne défendent plus le terrain qu’en se battant en retraite, s’applaudissent fort de l’opéra gascon, et les admirateurs de la musique italienne s’en réjouissent à leur tour. Les premiers parce que l’ouvrage est d’un patriote (sic.), et les autres parce qu’il se rapproche du goût italien ». De fait la pastorale représente une synthèse harmonieuse des deux : une ouverture à l’italienne, mais un prologue comme l’exigeait la tradition versaillaise, des chœurs également importants, de nombreuses danses, une écriture vocale à mi-chemin des deux écoles.
A l’instigation de Clémence Isaure, personnage fictif, solidement installé dans l’imaginaire collectif, les Jeux floraux auraient été fondés ou restaurés au XIVe siècle pour maintenir le lyrisme courtois (4). Le prologue, intitulé « Les jeux floraux », se déroule dans ses jardins. Après une ouverture animée (allegro), délicate (larghetto) et réjouissante (presto), où flûtes et hautbois concertent en duo, les vers de Voisenon, de belle facture, introduisent l’ouvrage : « Pour que l’Amour soit aimable et charmant, il faut au sentiment joindre le badinage », ce que pratiquait l’abbé libertin.
Tout est danse, et les rythmiques les plus variées, les timbres des mélodies, mais aussi les couleurs instrumentales (le duo de bassons, en mineur, dès le prologue) sont propres à séduire le plus grand nombre. Les scènes sont brèves. Les airs, courts, avec reprises et da capo, parfois proches du récitatif accompagné s’enchaînent avec vivacité aux récits aussi comme aux choeurs. Les procédés d’écriture, avec le recours fréquent aux oppositions « majeur-mineur », sont simples et participent au tour populaire de l’ouvrage. C’est surtout à l’orchestre qu’il faut chercher un traitement réjouissant, où le renouvellement de l’instrumentation (flûtes [5], hautbois, bassons, cors – pour les chasseurs, à l’acte II –, trompettes et timbales), des métriques et des tempi varient les scènes. Les vents, abondamment sollicités, sont fréquemment mis en valeur. Peut-être l’enregistrement aurait-il pu souligner davantage leur caractère concertant, ponctuel.
Le sourire n’est pas exclusif de l’émotion, et là réside un des défis de la pastorale. Il est relevé par une distribution sans faiblesse. Daphnis, François-Nicolas Geslot, porte l’essentiel de la partition. Authentique ténor (haute-contre) à la française, il ne tombe pas dans le travers du gentil amoureux plaintif, efféminé. L’émission réjouit, égale dans tous les registres, avec de superbes aigus, des tenues soutenues à souhait. La tendresse n’est pas exempte de vigueur, dès le premier air où il chante son désespoir amoureux. L’ Alcimadure d’Elodie Fonnard n’est plus une oie. La voix est ductile, légère dans tout son ambitus, et se joue des traits (6). Son évolution est traduite avec art, de sa défiance de la gent masculine à l’amour auquel elle cède à la fin de l’ouvrage. Chacun de ses airs nous réjouit. Le duo des amants réunis, inséré dans une scène animée, avec chœurs et danses variées participe aux réjouissances finales. Fabien Hyon, Jeanet, organisateur de l’intrigue, pseudo soldat fanfaron, chasseur, pour le bien de sa sœur, sert son personnage avec art. La voix est bien timbrée, elle excelle dans le débit rapide (ainsi l’air où il vante l’engagement militaire), cependant, le rôle appelle peut-être un jeu plus proche du bouffe. Si elle n’intervient qu’au prologue, écrit en français, Hélène Le Corre nous vaut une belle Isaure : voix chaude, ronde, charnue, stylistiquement exemplaire, pour un exercice peu valorisant, quelque peu formel, dont elle se tire à son avantage.
Les chœurs, riches et abondants (la suite d’Isaure, les chasseurs, les bergers, les villageois), participent à l’action, intervenant durant les airs, à l’unisson ou en polyphonie : clairs, précis, équilibrés, ils n’appellent que des éloges. Le travail de Joël Suhubiette hisse Les Eléments au meilleur niveau. L’orchestre Les Passions, fondé par son chef, Jean-Marc Andrieu, il y a plus de trente ans, n’a qu’un défaut : l’absence de reconnaissance, car, ancré en région, avec conviction et ardeur, son écho ne semble parvenir à Paris que très amoindri. Tous les pupitres sonnent comme on les attend, à l’égal de ceux des formations renommées. Seul le continuo, appliqué, anémique, déçoit. Tout juste pourrait-on, ici et là, accuser les contrastes, accorder davantage d’importance à l’inégalité (7) et au rebond. Les flûtes (d’Allemagne, bien que le chef soit un virtuose de la flûte à bec) sont remarquables, à l’égal des hautbois et bassons. Les pages purement instrumentales (ouverture, airs, danses) n’ont pas à rougir de celles de Rameau. On sort réjoui de l’écoute : « le petit dieu d’amour [qu’invoquait Daphnis dans son premier air] est un enchanteur ».
L’ouvrage est plus qu’un aimable divertissement et une curiosité linguistique appartenant au patrimoine régional. Il soutient avantageusement la comparaison avec les nombreuses pastorales contemporaines. Les comédies-vaudevilles de Gluck, reprenant des livrets français de la Foire (à partir de 1757-58), adoptent le même style, à ceci près que les passages parlés vont conduire à la naissance de l’opéra-comique… Il ne reste plus qu’à souhaiter que Daphnis et Alcimadure retrouve enfin la scène.
La riche brochure d’accompagnement (100 p.) reproduit le texte de l’ouvrage, sa transcription moderne en occitan, et sa traduction française. Elle comporte en outre une introduction de Bernadette Lespinard, accompagnée d’une bibliographie. Enfin, Jean-Marc Andrieu précise ses sources et les critères retenus (parties, diapason, prononciation).
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(1) Françoise Masset, Carolyn Sampson, Reinoud Van Mechelen, Virginie Thomas). (2) L’Avignonnais Jean-Joseph Mouret avait introduit le provençal dans une entrée des Festes de Thalie dès 1714. (3) Loure, gigues, tambourins, menuet, contredanse… (4) Ils furent dotés du statut d’Académie en 1694 par Louis XIV. (5) Pourquoi avoir substitué la flûte au hautbois dans l’air « Non. Ni los clarins » du II (Daphnis) ? (6) Comme le temps le veut, le dessus chante « Gazouillez, petits oiseaux à l’ombre du feuillage » dès son entrée. Que d’oiseaux notre XVIIIe siècle n’a-t-il pas invités ! (7) En plusieurs endroits, Mondonville précise « notes égales »… sans que la distinction soit clairement perceptible.