Les hasards des publications nous livrent coup sur coup deux DVD de la mise en scène de Turandot par Franco Zeffirelli (à Vérone en août 2010, chez BelAir classiques, au MET en novembre 2009 chez Decca), avec en prime la même interprète dans le rôle-titre.
Dans cette mise en scène étrennée (sauf erreur) au MET en 1987, on trouvera Zefirelli égal à lui-même : voici une approche qui revendique et assume un premier degré dénué d’arrière-plan. Nul sous-entendu, nulle trace de relecture se sentant obligée de situer l’action sous les auspices de Mao ou de Kim Il Sung : on a trop vitupéré, dans ces colonnes, les dérives navrantes d’un certain Regietheater mal digéré pour ne pas se satisfaire d’une lecture qui prend (enfin) le parti de la littéralité. Dans les scènes de foule (et elles sont nombreuses dans Turandot), le parti pris est souvent payant : on a droit à du grand spectacle bien léché et souvent impressionnant. Est-ce finalement si répréhensible d’avoir l’audace sacrilège de prétendre montrer ce qui est écrit dans la partition ?
Pour que notre bonheur ait été complet, il aurait néanmoins fallu que la patte soit moins lourde, en particulier dans les scènes plus intimistes. Soudain, l’écrin devient trop riche : à trop vouloir montrer, voici une lecture qui ne suggère pas assez, et qui bride fâcheusement l’imagination du spectateur. Des décors et des costumes aussi chargés provoquent immanquablement, à la longue, une forme d’indigestion : ah ça, il ne manque pas le moindre lampion, les sabres rutilent, les palanquins sont alignés comme à la parade, les soieries chatoient et les kimonos virevoltent. On a plus d’une fois l’impression que pour représenter cette Chine impériale de carte postale, Zefirelli est allé chercher l’inspiration dans une de ces reproductions de gravure qui ornent les murs des restaurants chinois du XIIIe arrondissement de Paris… Et on se prend à rêver à ce que pourrait être un point d’équilibre entre l’ascèse épurée alla Bob Wilson et la surcharge indigeste alla Franco Zefirelli…
Ces deux versions que réunit la même mise en scène ne se départageront pas non plus avec l’interprète du rôle-titre. Dans les deux cas, on retrouve Maria Guleghina, dont on prétend souvent qu’elle est la seule à pouvoir chanter le rôle aujourd’hui. Est-ce à dire, pour autant, qu’elle le chante bien ? Ce n’est pas évident. A l’actif une puissance et une robustesse peu communes qui lui permettent de produire du décibel de manière impressionnante. Ceci étant posé, on se doit de relever que l’aigu est souvent crié, arraché comme un haltérophile soulève ses haltères, et que le grave est souvent poitriné. On cherchera en vain ici la froideur tranchante que Birgit Nilsson (sans parler de la rage ahurissante de la jeune Callas, dont ne subsistent hélas que des bribes). Enfin, les signes d’usure de la voix sont logiquement un brin plus perceptibles à Vérone qu’au MET. Autre chose : à Vérone, on a, à plus d’une reprise, l’impression que la Princesse Turandot mâchonne un chewing-gum. Le mythe de la princesse hiératique et frigide en prend un coup.
Dans le rôle de Calaf, on préférera sans trop d’hésitation le regretté Salvatore Licitra au bien maigre Marcello Giordani. Outre que le timbre solaire de Licitra est intrinsèquement plus flatteur que celui, moins ensoleillé et surtout moins puissant, de Giordani. On avoue en outre avoir été séduit par l’engagement et la générosité du regretté Salvatore qui chante sous le ciel de Vérone en donnant tout ce qu’il a. Le public ne s’y trompe d’ailleurs pas, ce qui nous vaut un bis de « Nessun dorma » (à la fin un peu périlleuse…).
Aucune des deux Liu ne convainc totalement. Tamar Iveri, sans être affublée d’un défaut rédhibitoire, a tendance à trop chanter dans la gorge et pas assez dans le masque. Son interprétation, lisse et inodore, indiffère. Dans la reprise new-yorkaise, Marina Poplavskaya, très mater dolorosa, à peine plus fragile et au timbre trop engorgé n’émeut pas davantage.
Dans le rôle de Timur, le Brésilien Luiz-Ottavio Faria n’a pas de mal à rafler la mise face à un Samuel Ramey usé jusqu’à la corde.
A l’inverse, du côté des chefs, la direction plus incisive et en contrastes d’Andris Nelsons est plus intéressante que celle, un brin routinière, du maestro Giuliano Carella. Ajoutons que l’acoustique particulière des Arènes, que l’on devine artificiellement « arrangée », permet moins d’apprécier les qualités intrinsèques de l’orchestre.
Comment, dès lors, départager ces deux Turandot zefirelliennes ?
Si l’on considère la place importante des scènes de foule dans l’œuvre, et le gigantisme assumé de la mise en scène, on conviendra que les arènes de Vérone constituent le cadre idéal pour une telle production, en dépit des dimensions flatteuses de la scène du MET. Et puis, tant qu’à rester dans le premier degré, on avouera avoir eu un faible attendri pour la chaleur bon enfant et idiomatique propre aux soirées véronaises, que le DVD de BelAir Classique parvient à rendre. Un public fervent à qui l’on donne à voir un spectacle qui brille et qui scintille, qui le reçoit comme tel, et manifeste avec chaleur et spontanéité son bonheur d’être là : c’est ça aussi, l’opéra. Alors en dépit des bonus du DVD Decca (la soprano Patricia Racette reconvertie en présentatrice télé pour interviewer backstage le couple Guleghina/Giordani qui nous raconte à quel point cette production est « so beautiful », ainsi que le vétéran Charles Anthony qui enfile les anecdotes sur ses 57 ans de carrière au MET), priorité à Vérone.