Deux compositeurs nés à un siècle d’intervalle, l’un tout d’introspection, de confidence, l’autre d’une sensibilité plus expansive, mais frémissante, servis tous deux avec délicatesse par un consort de chanteurs et d’instrumentistes réunis autour de Thomas Dunford, qui donne le ton et sait faire respirer des musiques avec lesquelles il entretient, que soit Dowland ou Purcell, une familiarité profonde. Le résultat est envoûtant.

Une familiarité dès l’enfance
De Dowland, « Come Again ! Sweet Love Doth Now Invite » convainc et séduit d’emblée. Le ténor lumineux de Laurence Kilsby, la chaleur de Jess Dandy, la solidité impérieuse de la basse Alex Rosen, le fondu des quatre voix, et bien sûr le sentiment d’urgence, de passion qu’instaure Lea Desandre, les changements incessants de tempo, s’alanguissant puis accelerando, tout cela palpite de vie.
Mais c’est bien la mélancolie dowlandienne qui est le climat dominant du premier disque de ce double album, à peine interrompue par trois gaillardes. La mélancolie de ces Lachrimae que, tout jeune garçon, Thomas Dunford jouait solitairement sur son luth dans sa mansarde sous un poster de Paul O’Dette, comme ses parents, Sylvia Abramowicz et Jonathan Dunford, violistes tous deux, le racontent dans un joli texte liminaire.

La deuxième pièce, « Semper Dowland, semper dolens » est une manière d’autoportrait du compositeur pour consort de violes et luth, une pièce d’ailleurs incluse dans le recueil des Lachrimae (1604). Robert Burton allait faire paraître en 1621 The Anatomy of melancholy, une copieuse compilation qui allait donner une manière de légitimité aux morosités de la bonne société jacobite. Traduction du titre : « Toujours Dowland, toujours souffrant»… Avec peut-être un doigt d’humour ou d’autodérision ?
Un musicien européen
Cette mélancolie revêt d’ailleurs parfois des atours bien sensuels, comme dans le délicieux « Go crystal tears », où il est demandé aux larmes de bien vouloir réchauffer le cœur trop froid d’une dame insensible. C’est une manière de madrigal polyphonique à quatre voix, qui n’est pas sans rappeler Luca Marenzio que Dowland rencontra à Florence, lui qui courut l’Europe, de France en Allemagne et en Italie, collectionnant les influences pour se forger un style unique, en espérant qu’on l’appellerait à la cour de Jacques 1er (c’est finalement ce qui arriva en 1612).
Justement « Can she excuse my wrongs », une chanson polyphonique aussi, comme Dowland en composa beaucoup, témoigne d’une sensibilité à la poésie précieuse, sans doute venue d’ailleurs, peut-être bien de son passage en France, alors que la pavane, « Lachrimae antiquae », aux nobles alanguissements, pourrait être italienne.

Une âme errante
Mais les deux plages les plus touchantes, c’est à la seule voix de Lea Desandre qu’elles sont confiées : « Sorrow stay » est une pièce stupéfiante de liberté, une manière d’errance, de conversation qu’une âme entretient avec sa tristesse et son désespoir. Bouleversants, ces « Pity, pity » (six fois, morendo), ces appels qu’elle lance à la Pitié, pour qu’elle vienne à son aide. La mélodie, insaisissable, situe, serpente, et Lea Desandre, très inspirée, semble inventer à la fois les mots et les notes.
Quant au célèbre « Flow my tears », dont les quatre notes du thème inspirèrent les sept Lachrimae, c’est une lente déploration dont on connaît de belles interprétations par des voix de contre-ténor (Andreas Scholl, apollinien, ou Iestyn Davies déjà avec Thomas Dunford), voire par Sting, rugueux et émouvant. Lea Desandre y est limpide, quasi immatérielle, la douleur nue s’exposant sans pathos, se désincarnant, fidèle en cela à Dowland qui a écrit la musique la plus pure sur des paroles d’un noir désespoir (le mot despair revient décidément sans cesse dans ces poèmes anonymes).

Enchaînée avec la Frog Gaillard, la dernière pièce, « Now, o now, I needs muss part », renouvelle le miracle d’équilibre de « Come again ! », la première. La fusion des quatre voix, l’humeur contemplative, le tempo apaisé, les simples arpèges d’un luth pour tout accompagnement, la tristesse du refrain, « Sad Despair doth drive me hence – le désespoir me chasse d’ici », mais en même temps la lumière qui se dégage des harmonies, tout collabore à donner à cette chanson d’adieu sa délicieuse ambiguïté. Comme s’il y avait du bonheur dans la mélancolie, ce qui est bien la tournure d’esprit, semble-t-il, de Dowland.
Une fête du charme
Le récital dédié à Purcell, second disque de l’album, est en deux parties. Il est d’un caractère très différent, plus hédoniste, plus théâtral. D’abord ce sont quelques mélodies qui suggèrent l’élégance d’une réunion d’amis dans un parc qu’aurait peinte Sir Peter Lely à l’époque de la Restauration anglaise. Rien ne vient troubler, si ce n’est parfois une ombre de mélancolie, l’impression d’un bonheur fragile et suspendu.
Passe en guest star Huw Montague Rendall qui vient orner de quelques vibrantes demi-teintes les douceurs et douleurs de l’amour qu’énumère Shakespeare dans « If Love’s a Sweet Passion ». Puis Miss Desandre décore de broderies d’une légèreté grisante une version très swing de « Strike the viol », ponctuée de flûtes espiègles (Julien Martin et Marine Sablonnière).

Comme une improvisation ou une danse
Accompagnée du seul luth de son compagnon, Lea Desandre enjolive de quelques mélismes raffinés le célèbre « O Solitude », mais c’est surtout le naturel avec lequel elle déroule la mélodie, la fluidité, le legato (et bien sûr la limpidité du timbre) qui donnent à cette lecture, qui semble quasi improvisée, son tour très personnel. Une souplesse, une liberté, une sensualité qui illuminent aussi « An Evening Hymn », la plus déconcertante des prières, aux harmonies insaisissables. C’est peut-être parce qu’on se rappelle que Lea Desandre a d’abord voulu être danseuse qu’on a l’impression qu’elle danse les ornements de l’Hallelujah final…
Autre moment d’émotion, « O Let Me Weep, for Ever Weep », extrait de The Fairy Queen, est comme serti entre deux moments d’allégresse. D’un côté, une chaconne qui donne envie de danser, de l’autre la réjouissance bondissante de « Now the Night is chased away » où toutes les voix se réunissent.
Deux pièces légères comme pour mieux mettre en valeur l’introversion de The Plaint, moment sublime, hors du temps : l’entrelacement des volutes d’un violon, du chant profond de la viole, d’un luth comme suspendu aux lèvres de Lea Desandre dans une interprétation toute de pudeur, en lévitation entre terre et ciel, et que déchirent soudain des « He’s gone – Il est parti » qui brisent le cœur, avant des « I shall never see him more – Je ne le reverrai plus jamais » d’une nudité sans espoir.
Décidément ces deux lamentos, « Solitude » et « O let me weep », ont de la chance ces temps-ci si l’on songe au bel enregistrement de Paul-Antoine Bénos-Djian dans leur version originelle pour contre-ténor.

L’essentiel de Dido & Aeneas
La seconde partie de ce récital Purcell est faite d’extraits de Dido & Aeneas. Après une lecture très acérée de l’ouverture dans le style français, syncopée dans la partie lente, piquante et prestissimo dans l’allegro et scandée par le luth capté de très près de Thomas Dunford, vient le premier air de Dido, « Ah Belinda », dont Lea Desandre donne une interprétation moins pathétique, moins incarnée que celle récemment entendue de Joyce DiDonato, à laquelle on ne peut s’empêcher de la comparer, mais galbée, ondulante, raffinée, stylisée, d’une beauté vocale éthérée.
Une danse des furies électrique et une danse des sorcières mettant en valeur les violons acérés de Louise Ayrton et Ruiqi Ren, membre de l’Ensemble instrumental Jupiter, rappellent combien cet opéra dansé fait se côtoyer plusieurs manières, témoin le « Thanks to These Lonesome Vales » élégiaque, un air que chante Belinda, où la voix s’entrelace au beau contrechant de la viole de gambe (Myriam Rignol) et aux lointaines tenues de l’orgue (Arnaud de Pasquale), avant de se laisser voluptueusement envelopper par les voix de l’Ensemble vocal Jupiter.

Ce moment de grâce précède la déploration de Didon, « Thy hand Belinda », puis « When I Am Laid in Earth ». Qui resteront dans le même esprit, spiritualisé, d’une beauté vocale irréelle, d’une élégance de ligne sans faille. Didon meurt en beauté, en sérénité, lançant vers le ciel de souveraines arabesques, et le postlude du consort l’emmènera vers un au-delà aussi apaisé qu’un sommeil amoureux.
Si on laisse tourner le disque, comme on disait autrefois, on aura la surprise, après un long silence, d’entendre une plage non créditée par le livret, une manière d’improvisation collective sur Take Me Back to You, une chanson écrite par Thomas Dunford et Doug Balliett, son « frère ».
Comme pour marquer que l’entente entre tous ces artistes s’appuie sur un amour pour toutes sortes de musiques.