En Russie, il y avait Glinka, qui n’a guère pu composer que deux opéras, auxquels l’Occident n’est pas resté totalement insensible. En Pologne, il y avait Moniuszko, auteur de dix opéras et de presque autant d’opérettes, dont à peu près aucun n’a réussi à s’imposer hors des frontières nationales. Si les artistes internationaux peuvent chanter en russe ou en tchèque, pourquoi ne pourraient-ils pas chanter en polonais ? D’ailleurs, le succès récent du Roi Roger montre bien qu’ils commencent à le faire. Pour Szymanowski, le combat semble gagné. Pour Stanisław Moniuszko, en revanche, tout reste à faire. Mais peut-être aurait-il fallu que les Polonais eux-mêmes soient de meilleurs ambassadeurs de leur compositeur fondateur. En décembre prochain, le Theater an der Wien proposera néanmoins Halka, le tout premier opéra de Moniuszko, avec Piotr Beczała, dont la popularité n’est peut-être pas étrangère à l’opération. Aleksandra Kurzak, autre vedette polonaise de l’art lyrique, avait bien inclus dans son disque « Gioia » un air du Manoir hanté, l’autre titre de gloire de Moniuszko, mais son seul projet dans ce domaine semble être un possible enregistrement de Halka en italien (plus simple pour son époux et peut-être plus facile à exporter).
Ce qui peut surprendre, c’est qu’il n’existait jusqu’ici au catalogue que trois versions du Manoir hanté. La gravure historique, « classique », de 1953-54, dirigée par Walerian Bierdajew à la tête des forces de l’Opéra de Poznan (récemment rééditée par Naxos) ; de Cracovie vient la version de 1978, dirigée par Jan Krenz ; en 2003, EMI publia une version enregistrée à Varsovie par Jacek Kaspszyk, dans laquelle la tante Cześnikowa était déjà incarnée par Stefania Toczyska, comme dans le coffret que vient de faire paraître le label Dux, écho d’un concert donné par l’Académie de musique de Gdańsk.
Dans cette œuvre qui semble compter plus d’ensembles que d’airs pour solistes, le public polonais a d’abord le plaisir de reconnaître les rythmes caractéristiques des danses nationales, mazurka ou krakowiak. Le chœur a droit a plusieurs belles scènes, et c’est là qu’il peut être bon de recourir à une troupe déjà constituée, tout comme pour les divers trios et quatuors. Sur ce plan-là, les forces de Gdańsk sont à la hauteur, l’orchestre est de qualité, les chœurs ont toute la vivacité souhaitable, et le chef Zygmunt Richert sait s’y prendre pour mener à bien ce genre d’opération.
Il est moins sûr, en revanche, que l’équipe de solistes soit également source de satisfactions. On a mentionné plus haut Stefania Toczyska, artiste polonaise bien connue du public occidental, puisqu’elle se produit très régulièrement en France, en Suisse ou en Allemagne. Le temps semble ne pas avoir de prise sur cette artiste qui, malgré une carrière déjà longue, conserve une voix miraculeusement exempte de ce vibrato large qui frappe tant de ses collègues. Cependant, la tante Cześnikowa n’est jamais qu’un personnage assez secondaire, et Le Manoir hanté a pour les premiers rôles de tout autres exigences.
Au cœur de l’intrigue se trouve un quatuor de jeunes amoureux (les spectres du château n’étant en fait que les deux demoiselles déguisées pour jouer un tour à leurs galants), et il fut un temps où la distribution de ce Strazny Dwór se construisait apparemment sur la renommée du ténor incarnant Stefan. Dans l’intégrale des années 50, le rôle incombait à Bogdan Paprocki dans le rôle de Stefan ; vingt ans plus tard, c’était le tour de Wiesław Ochman. Pour incarner le personnage, Gdańsk n’a guère à offrir que Paweł Skałuba, auquel une vilaine tendance à pousser la voix arrache quelques aigus à la justesse assez approximative. Le grand air de Stefan au troisième acte a notamment été enregistré par Piotr Beczała, et la comparaison semble d’abord s’annoncer cruelle, mais passé le récitatif, les choses se passent bien mieux qu’on ne pouvait le craindre. Vient au 4e acte le tour de la jeune héroïne, Hanna, dont l’air virtuose sert de cheval de bataille à toutes les grandes sopranos polonaises, à condition d’en maîtriser l’agilité. Anna Fabrello se tire de l’épreuve avec beaucoup de brio, grâce à une voix fraîche et souple. On remarque les graves impressionnants de l’authentique basse de Piotr Lempa, invité plusieurs fois par l’Opéra de Clermont-Ferrand pour les rôles comme Sarastro ou le Commandeur. En Damazy, Ryszard Minkiewicz est un amusant ténor de caractère, tandis que le baryton Leszek Skrla prête au propriétaire du manoir tout le relief voulu.