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Clarac-Delœuil > le Lab : « La soirée d’opéra doit tester notre présent »

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Actualité
17 février 2020
Clarac-Delœuil > le Lab : « La soirée d’opéra doit tester notre présent »

Infos sur l’œuvre

Détails

Le Lab revient à la Monnaie pour un pari mozartien audacieux. Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœuil nous présentent l’essence de ce projet inédit de la Trilogie Mozart Da Ponte, précisent la manière dont ces œuvres traduisent des mœurs universelles et démontrent dans quelle mesure la soirée d’opéra permet de confronter notre présent.


Présentez-nous la genèse de ce projet et ce rapport particulier que vous avez avec la Monnaie.

Jean-Philippe Clarac : Cette relation que nous avons, avec le temps, établie avec la Monnaie, est quelque chose dont nous avions toujours rêvé. Nous avons bien conscience que depuis la fin du XIXe siècle, la Monnaie a été le théâtre d’opéra à la pointe en matière de création musicale. C’est une maison qui a créé des musiques que Paris n’a pas voulues. Cela l’a donc positionnée comme un théâtre d’expérimentation scénique, notamment à partir des années 60. Ensuite nous avons eu les années Mortier où le traitement scénique de Mozart a été retravaillé, ce qui a notamment donné lieu au Così fan tutte de Luc Bondy et le Don Giovanni de Karl-Ernst Hermann. A cette époque, nous étions des enfants ! Mais je suis certain qu’il y a un inconscient culturel qui s’installe quand nous travaillons à la Monnaie et que nous nous inscrivons dans la recherche de l’expérimentation scénique des œuvres de Mozart. Donc au départ, il s’agissait surtout d’un rêve. Puis, il se trouve qu’en 2016, il y a eu ce concours pour Mithridate, concours que nous avons gagné. A partir de là, s’est établi quelque chose qui est très singulier, à savoir, cette relation qu’on a pu nouer avec Peter de Caluwe. 

Qu’est-ce qu’il y a de si singulier dans cette relation ? 

JPC : Il y a une forte liaison intellectuelle entre nous. Personnellement, ce que j’aime chez Peter c’est sa capacité à placer la Monnaie au plus haut niveau artistique et intellectuel, tout en gardant une très grande humanité vis-à-vis de son équipe et de ses collaborateurs. Le quotidien de cette maison d’opéra est très famille, et c’est un élément important.  Quand le Mithridate fut fini, il nous a incités à rencontrer Antonnello Manacorda afin de nous proposer, par la suite, de monter cette Trilogie.

Comment vous situiez-vous par rapport à cette Trilogie ?  

JPC : Cela faisait plusieurs années qu’avec Olivier, nous nous disions qu’il serait formidable de pouvoir faire ces Mozart Da Ponte dans le style de La Vie mode d’emploi de Georges Perec. Nous avions cette volonté de les monter, car ce sont 3 opéras qui donnent une solide théorie des affects. C’est, d’une certaine façon, une batterie de cuisine qui permet de réaliser un état des lieux des rapports affectifs entre hommes et femmes à un moment précis. Ce qui nous a intéressé dans la mise en œuvre de cette Trilogie, c’est de vérifier dans quelle mesure la soirée d’opéra peut questionner et tester le présent. Cette Trilogie constitue une formidable machine narrative pour interroger les liens hommes-femmes dans une ville moderne en Europe aujourd’hui. Et c’est bien l’enjeu de notre mise en scène.

Mozart et Da Ponte posent des thèmes et problématiques qui font encore écho aujourd’hui. Comment les traduisez-vous ? 

JPC : Pour nous, Mozart et Da Ponte sont des proto-féministes. Ce sont des féministes avant le féminisme. Le grand féminisme se structure à la seconde moitié du 19ème siècle avec les premiers mouvements qui réclament les premiers droits de vote et une certaine liberté sexuelle. Mais Mozart et Da Ponte se situent soixante-dix ans avant, dans le dernier tiers du 18ème, et devancent donc le grand féminisme. Selon nous, le cœur de ces œuvres, à savoir, les textes de Da Ponte et l’écriture orchestrale de Mozart, démontrent à quel point, les femmes sont toujours plus subtiles, plus profondes, plus avancées et beaucoup moins bêtasses que les hommes. C’est ce message que nous voulons faire passer, message qui est d’une actualité extraordinaire. Mozart et Da Ponte sont des féministes avant l’heure et c’est ça que nous aimerions que le public retienne de ces trois opéras. 


© Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil

Avez-vous dépeint ce proto-féminisme de la même façon sur les trois opéras ? 

JPC : Il est plus marqué dans Les Noces de Figaro. Nous faisons de la Comtesse Almaviva, une femme de diplomate, comme nous pouvons en trouver beaucoup à Bruxelles. Suite à une affaire #MeToo, le Comte va être muté à Londres. La Comtesse que l’on trouve dans le 2acte est dépeinte comme une femme fataliste, un peu résignée. Mais la génération suivante, que représentent Suzanne et Figaro, va lui donner la confiance qu’elle n’a pas, qui lui permettra de joindre le mouvement #MeToo, de donner une leçon au Comte pour le pardonner par la suite. Ce proto-féminisme est très visible dans  le 2acte, notamment dans la scène où Chérubin est dans le cabinet. Suzanne fait en sorte qu’il s’échappe et se met à sa place, etc. Pendant que le Comte et la Comtesse vont chercher des outils pour ouvrir la porte du cabinet, Suzanne fait sortir Chérubin, se glisse dans le cabinet, et fait venir quatre amies qui sont Despina, Fiordiligi, une femme Burlesque, et une femme qui porte un Tee-shirt avec la mention #MeToo. Ce groupe de femmes se retrouve face au Comte, descend avec lui dans la chambre de la Comtesse pour chanter ensemble ces deux phrases absolument sublimes de l’acte 2 « Le vostre follie non mertan pietà » (vos folies ne méritent aucune pitié). Cette scène illustre parfaitement le proto-féminisme de Mozart et de Da Ponte

Retrouvons-nous ensuite ce groupe de femmes dans les 2 autres opéras ?

JPC : Oui. Despina, pour nous est vraiment la grande féministe de Così Fan Tutte. Nous l’avons traitée sous un mode du « lipstick lesbian ». Nous faisons comprendre qu’elle a eu une liaison avec Alfonso, dans le passé, qu’il a choisi le camp du « gender fluid » et qu’elle est devenue une lesbienne très engagée, ce qu’on retrouve notamment dans son air « In uomini, in soldati, sperare fedeltà ». Fiordiligi est, quant à elle, l’incarnation de la psyché qui va résister aux audaces de séduction des deux garçons.

La vidéo occupe une place importante dans ce travail. Pour quelles raisons ? 

Olivier Dolœuil : C’est d’abord un point d’appui qui permet de recontextualiser le lieu et l’heure de l’action. Bruxelles est une capitale qui nous intéressait car c’est une ville très cosmopolite, assez libérale, très urbaine et en même temps c’est aussi une ville qui est traversée par les problématiques liées au sexe ou l’amour en tant qu’objets sociologiques ou politiques. Cet immeuble, dans lequel se situe toute l’action, devrait en théorie, contenir plus d’une vingtaine de pièces, ce qui est évidemment impossible…

JPC : … à moins d’être à Salzbourg et de disposer du Großes Festspielhaus !

OD : Donc, ce qui est intéressant, c’est que les scènes soient de fait, très souvent, introduites par une vidéo qui nous situe dans un lieu. De ce lieu, nous gardons un objet iconique qu’on replace dans le décor. 

A titre d’exemple ? 

OD : Quand la Comtesse chante son air « Porgi, amor », nous comprenons qu’elle se situe dans sa salle de bain, car nous la voyons dans sa baignoire. En amont, nous avions fait une vidéo dans vraie salle de bain à Bruxelles dans laquelle nous retrouvons cette baignoire. Quand la lumière arrive sur le plateau, nous ne voyons que la baignoire, et on comprend donc qu’on se situe bien dans sa salle de bain. La vidéo permet d’avoir des espaces qui se reconfigurent et se déplacent dans chacun des opéras. C’est plus facile de déplacer la baignoire d’un opéra à un autre que de déplacer toute la pièce. 

Finalement, le décor est toujours en évolution et en transformation.

OD : Oui et la vidéo permet donc de faire passer ces 24 heures. Par ailleurs, elle est aussi un moyen de raconter d’autres histoires en parallèle pour l’ensemble des protagonistes de la Trilogie. Don Giovanni qui est ultra présent sur scène, était difficile à faire apparaître en tant que Comte. Björn Bürger, qui tient ces deux rôles n’a pas le don de bilocation, et malgré les qualités indéniables du département habillage et maquillage de la Monnaie, malheureusement, cette option n’était pas possible [rires]. 

Le rôle est déjà imposant et écrasant …

OD : … et nous n’allions donc pas lui demander de faire une figuration en Comte et nous n’allions pas forcément chercher un figurant qui ne serait jamais son identique. Nous avons donc préféré passer par la vidéo parce que cela permet de créer des seconds plans intéressants. Malgré tout, nous avons utilisé 23 décors, 23 sites de Bruxelles et repris le code couleur qui est à chaque fois celui des productions. Ce code permet au public de se repérer dans les opéras et dans les personnages puisqu’il est utilisé dans les décors et aussi dans les costumes. Il permet de parler de chacun des opéras.


© Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil

L’usage de ce code est-il motivé par la symbolique culturelle et historique des couleurs ? 

OD : Oui. Nous avons choisi le bleu pour Les Noces qui est aujourd’hui un symbole de la tempérance, de la constance, etc. C’est donc la couleur de notre Comtesse pour laquelle nous avons donc essayé de développer tout un camaïeu de bleu dans ses costumes. Le rouge, c’est tout simplement, le sang, la violence, et la sexualité de Don Giovanni. Quant au jaune, depuis l’âge judéo-chrétien, il fait référence au manteau de Judas et représente donc la trahison. C’est la couleur essentielle de Così. Ces trois couleurs fonctionnent très bien ensemble en tant que couleurs primaires mais nous rappellent aussi certains travaux qui ont inspiré notre scénographie à savoir, l’installation de Fenice Varini qui reprend exactement ces trois couleurs avec l’idée d’un escalier, et Les Cabanes Éclatées de Daniel Buren. Mais à côté de l’usage de ces trois couleurs, nous avons aussi fait usage de trois matériaux : des murs pleins qui peuvent prendre chacune des trois couleurs, des murs en plexiglass dans les trois couleurs, et du carrelage, pour lesquels les joints sont également dans ces trois couleurs. 

Finalement, nous retrouvons vraiment la règle des trois unités du théâtre classique.

JPC : Nous sommes obsédés par la forme. La recherche formelle doit vraiment faire passer un message.

OD :  Pour Les Noces, nous utilisons davantage les murs pleins car c’est vraiment une histoire domestique, très cloisonnée. Un ensemble de plexiglass et de carrelage est utilisé dans Così parce que nous voulions ouvrir l’espace. Et forcément, nous sommes en pleine transparence dans Don Giovanni.

Dix heures de spectacle dans un même et unique décor, il faut pouvoir tenir son public !

OD : C’est un point qui a vraiment guidé notre travail. Et d’une certaine façon, ce code couleur se situe bien au-delà de la tempérance des caractères. Donc il fallait aussi avoir différentes possibilités d’éclairages. Nous verrons bien si, en définitive, cela fonctionne.

Pourquoi placer Così fan tutte au milieu de cette Trilogie ? 

OD : La première raison concerne la santé de nos chanteurs. Così est celui qui utilise le moins de chanteurs et cela permet donc aux personnes qui sont sur Les Noces de se reposer avant de reprendre Don Giovanni, puisque les quatre principaux rôles des Noces et de Don Giovanni sont assurés par les mêmes chanteurs. Ensuite, les effectifs d’orchestres ne sont pas les mêmes. On a par ailleurs deux orchestres pour cette Trilogie. Enfin, nous souhaitions commencer avec l’œuvre la plus légère. Le premier acte de Così est une transition, assez légère, puisque nous ne sommes pas encore rentrés totalement dans la trahison. Et puis après, on a ce Don Giovanni qui est vraiment noir. Nous avons estimé que c’était un arc dramatique qui était plutôt bien dessiné.

Comment se passe le travail avec l’équipe artistique ? 

OD : Avec Antonello Manacorda, cela se passe très bien. Nous sommes de la même génération, et nous avons la même idée de l’œuvre de Mozart. 

Ce Mozart qui n’est pas « gentil ».

OD : Oui ! Et nous avons aussi tous les trois cette idée que, ce dont on parle, c’est de notre actuelle humanité. Antonello est un chef qui est très théâtral, qui aime accompagner le travail des chanteurs. 

JPC : Mais nous nous sommes très bien entendus parce qu’on a beaucoup travaillé sur ce projet en amont, et c’est ça la clé. Nous avons été obligés de préparer de façon plus approfondie que si nous avions monté un unique opéra. 

OD : Antonello travaille vite, il sait ce qu’il veut et il a déjà une certaine expérience puisqu’il a déjà fait cette Trilogie à la Fenice. Et c’est un point qui joue énormément sur la confiance donnée aux chanteurs. Sur cette production, il y a vraiment un très bon esprit, parce que tout le monde a compris les enjeux de ce projet. Et ça c’est aussi une des forces de Peter, à la fois dans la manière dont il a fait son casting, et la manière dont il a présenté le projet à chacun d’entre nous. Ce que nous cherchions à faire, c’était vraiment de créer un esprit de troupe. 

Historiquement, les rôles de la Trilogie ont été, en partie, distribués aux mêmes chanteurs.

JPC : Oui, et d’une certaine façon, aujourd’hui à la Monnaie, cela a engendré une diminution des egos.

OD : Sur ce point, les chanteurs ont vraiment bien joué le jeu. De notre côté, cela a parfois été compliqué, non pas dans notre rapport avec eux, mais parce que faire 3 opéras en une production, c’est gérer son énergie différemment. On ne peut pas donner toute son énergie de suite. Quand nous faisons la première générale piano, il reste 4 semaines avant la première représentation. 

Cette gestion de l’énergie est-elle aussi valable pour l’ensemble de l’équipe de la Monnaie ?

OD : Oui, le poids de ce projet a impacté l’ensemble du travail de l’équipe. Je pense que Peter, qui souhaite travailler davantage sur cette notion de cycle, avait vraiment envie que le théâtre puisse vivre deux mois ou trois mois à la manière d’un théâtre de répertoire, et de bousculer un peu les habitudes du modèle de la stagione.

Et en matière de technique, le roulement des productions est possible à la Monnaie ?

JPC : Oui c’est possible, mais cela implique forcément un fonctionnement à l’allemande en matière de logistique, de planning, etc.

OD : Finalement, cela fait un mois et demi sans grande production d’opéra. Ils ont fini le 2 janvier avec Hoffman, et reprennent le 18 février avec la Trilogie. Pour cette maison, ce n’est pas anodin, même s’il y a les concertini, et d’autres productions à côté, hors les murs. C’est un vrai changement de mentalité et de travail pour les équipes. Et les chanteurs l’ont forcément senti. Tout le monde a dû repenser son approche du travail.

Referiez-vous un autre cycle ? 

OD et JCP : Ah ça oui ! 

OD : Les cycles sont toujours très intéressants. Quand on les lie comme nous venons de le faire pour cette Trilogie, cela donne une approche très différente pour les œuvres en soit. Après nous avons conscience de la chance qu’on a eu de monter les trois grands Da Ponte, dans une très grande maison.

Ce n’est pas tous les jours que cette Trilogie est montée. La dernière date de 1995 !

OD : Oui et je ne suis pas certain que nous aurons une nouvelle occasion, car cela me semble impossible de relier 3 opéras comme on vient de le faire.  Après nous aimerions bien faire des cycles thématiques. 

JCP : Aborder le cycle par compositeur, ou via une figure théâtrale, comme la figure méphistophélique.

OD : Ce que nous avons remarqué, a travers cette expérience, c’est que quand nous faisons un cycle autour d’un compositeur, ce n’est pas simplement donner deux ou trois opéras, mais c’est surtout d’arriver à construire une dramaturgie commune. Si cette Trilogie marche, cela donnera peut-être des idées. Mais c’est un travail qui nécessite d’avoir des grosses équipes. Nous avons eu le sentiment, pendant ces trois mois, d’être le Lab, plus que Clarac-Delœil. 

JCP : Nous n’aurions jamais pu monter cette Trilogie tout seuls.

 

Propos recueillis le 9 février 2020, au Théâtre Royal de la Monnaie (Bruxelles)

 

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