La collaboration avec des compositeurs contemporains était indubitablement un enjeu majeur dans la carrière de Dietrich Fischer-Dieskau. Si Aribert Reimann (1936-2024) tient sans doute le haut du pavé dans la hiérarchie des auteurs ayant écrit exprès pour le baryton – à la fois par le nombre d’œuvres et leur poids symbolique –, ce dernier travaillait régulièrement avec quelques-uns des compositeurs les plus emblématiques du XXe siècle.
Cependant, DFD s’intéressait à un répertoire qui favorisait une attitude positive envers l’histoire de la musique, la tradition et le récit linéaire, sans toutefois servir « des plats réchauffés » comme il aimait à le dire. Ni Stockhausen, ni Nono, ni Boulez ne figurent parmi ses collaborateurs, bien qu’il appréciait l’éloquence du Marteau sans maître, la représentation instrumentale de paroles. Entre l’éclectisme de Hans Werner Henze, les aspects néo-classiques de Benjamin Britten ou le modernisme de Karl Amadeus Hartmann, le langage musical d’Aribert Reimann est à la fois un des plus radicaux et des plus lyriques parmi les compositeurs avec lesquels DFD échangeait. Le Polonais Witold Lutosławski (1913-1994) semble occuper une position singulière. DFD affirmait que Les Espaces du sommeil (1975) pour baryton et orchestre « comblait mes désirs », et que le compositeur « passa environ trois ans à organiser un matériau qui allie l’émotion à la logique de la pensée sérielle ».
Ce choix d’auteurs s’explique en partie par la conception que le baryton avait du chant et de la prosodie. En 1985, il remarque : « Tant qu’existera le chant savant, il restera fondé sur le melos, et son étude devra s’appuyer sur la signification du texte […] C’est sans le moindre bénéfice que la nouvelle musique vocale a supprimé la distinction chant-mot […] » Dans un documentaire de 2003, il précise : « Tout tient à l’intelligibilité du texte. Certains compositeurs facilitent l’interprétation intelligible du texte, car la mise en musique pourvoit au placement des consonnes. On peut chanter un legato, tout en plaçant toutes les consonnes. D’autres prennent trop de libertés avec le langage, à la fausse suite de Wagner, et on peine à trouver une ligne musicale. »
Dans l’essai « Le grain de la voix », Roland Barthes distingue deux types de chant, l’un orienté sur l’expression, le souffle et la psyché, l’autre privilégiant la diction et la résonance physiologique du corps. Or, il donne DFD comme exemple du type 1 : « Tout, de la structure (sémantique et lyrique), est respecté : et pourtant rien ne séduit, rien n’entraîne à la jouissance ; c’est un art excessivement expressif […] » Barthes ignorait que DFD se situait lui-même entre les deux approches lorsqu’il observa au sujet de la musique de son temps : « On peut même parler d’un recul par rapport au genre “composition chantée”, où justement la distinction entre deux niveaux d’expression favorisait un enrichissement mutuel au lieu d’un parallélisme tautologique du son et du texte. »
Le manque de « corps », que Barthes reprochait à DFD, est justement battu en brèche par l’œuvre contemporaine la plus importante qu’il ait créée : Lear (1978) d’Aribert Reimann. Dans cet opéra, Reimann parvient à une représentation corporelle et sonore très immédiate de la psyché des personnages, et cette violence fait partie de la force physique de la partition.
DFD et Reimann s’étaient rencontrés à la fin des années 1950, lorsque le chanteur cherchait un chef de chant, et il s’ensuivit une collaboration de plus de trente-cinq ans, autant dans une relation compositeur-interprète qu’en tant que duo chanteur-pianiste. Après un premier cycle de lieder (1959-1960) sur des poèmes de Paul Celan – en partie à l’instigation du poète lui-même –, Reimann écrivit des œuvres de plus en plus importantes destinées à DFD (huit au total). En 1982, celui-ci créa aussi le Requiem, pour baryton, soprano, chœur et orchestre, avant de retourner à des mélodies d’après Michel-Ange (Tre Poemi de Michelangelo, 1985) et James Joyce (Shine and Dark, 1989).
Lear, d’après Shakespeare, constituait un défi considérable. Verdi n’avait pas réussi à transformer la pièce de Shakespeare en opéra et, dans un premier temps, Reimann reculait devant le monolithe que représente ce texte. DFD lui en parlait dès 1968 – et signa même une première version du livret un peu maladroite –, mais ce ne fut qu’en 1975 que Reimann commença la partition, après avoir eu l’impression que sa musique avait pris une tournure lui permettant d’aborder le sujet. Malgré son enthousiasme, DFD soutenait jusqu’à l’italienne que l’œuvre était inchantable, et ne fut rassuré que par l’accueil chaleureux que l’on réserva aux répétitions ainsi que par le succès immédiat et international de la création. Par la suite, il considérait l’œuvre comme un des plus grands cadeaux de sa carrière.
Il appréciait beaucoup Reimann, « accompagnateur sensible et d’une douce fermeté », la « rigueur logique » de son évolution en tant que compositeur, entre la Seconde école de Vienne – assimilée d’une manière iconoclaste – et l’influence de son professeur Boris Blacher. Souvent, Reimann passait la soirée chez lui en écoutant des vinyles accompagnés de commentaires de Dieskau dont la culture encyclopédique l’impressionnait. Au début des années 1960, le chanteur inspirait beaucoup de respect à des musiciens tels que Reimann qui se souvint : « Un jour, Henze a assisté à une répétition [de son opéra Élégie pour jeunes amants] et à notre départ, Fischer-Dieskau nous dit : “La prochaine fois que ces messieurs viennent, je voudrais qu’ils me tutoient.” Je suis reparti avec Henze dans sa voiture, il me demanda : “Dis-moi, nous le ferons ? Nous le tutoierons ?” Il était une sorte de Dieu pour nous. »
Hans Werner Henze (1926-2012) est un autre exemple des collaborations récurrentes que Dieskau acceptait. Le baryton le défendait même contre Benjamin Britten lorsque celui-ci associa Henze aux « sauvages sans tradition », reproche fort peu pertinent. Leur affection artistique réciproque donna lieu à quatre créations, dont Élégie pour jeunes amants sur un livret de W.H. Auden (ami et librettiste de Britten). La dernière, l’oratorio Le Radeau de la Méduse (1968), déclencha un scandale et mit fin à leur travail commun, au grand regret de DFD. Des tumultes pendant le spectacle, soulevés par un drapeau rouge placé sur le pupitre de Henze qui dirigeait, la dédicace à Che Guevara et la distribution de tracts de L’Union socialiste allemande des étudiants, nécessitèrent l’intervention de la police.
Si Benjamin Britten (1913-1976) n’était pas sensible à l’aspect vingtiémiste de Henze, qui se traduisait pourtant toujours par une musique d’une grande poésie, il n’en était pas moins un artiste hors pair et un homme affable, dont DFD affectionnait l’intelligence musicale ainsi que la capacité de transformer ses démons intérieurs en œuvres. Après avoir perdu son épouse, morte en accouchant de leur troisième fils, le baryton avouait être particulièrement sensible à l’authenticité de cette musique. Il proposa à Britten de faire du Roi Lear un opéra avant d’en parler à Reimann. Mais le compositeur était déjà trop fatigué et son compagnon, le ténor Peter Pears sans qui il n’aurait jamais envisagé une telle entreprise, projetait de mettre fin à sa carrière. La plus connue de ses partitions créées par DFD est assurément le War Requiem (1962), exemple probant de cette force cathartique qui émane parfois de l’écriture de l’Anglais. DFD usa également de son entregent pour faciliter les conditions d’enregistrement de l’œuvre, ce qui lui arriva plus d’une fois avec des artistes qu’il estimait.
Hormis le lien entre Henze et Reimann, d’autres correspondances existent entre les compositeurs avec qui DFD travaillait. Ainsi, il créa une cantate et deux cycles de lieder de l’Autrichien Gottfried von Einem (1918-1996). Celui-ci est notamment connu pour ses opéras tels que La Mort de Danton (1947), dont DFD chanta également le rôle titre lors de la création allemande en 1963. Von Einem était en contact avec Reimann et surtout avec leur professeur commun Boris Blacher, qui signa le livret de Danton.
Parmi les représentants d’une génération plus jeune que DFD défendait, citons Wolfgang Rihm (1952-2024) et Peter Ruzicka (1948-). Si ce dernier peut y être rattaché, c’est surtout Rihm qui fait partie d’un groupe de compositeurs – mis en valeur par Reimann dans le célèbre article Salut pour la jeune avant-garde (1979) – que l’on associe souvent au terme ambigu de « Nouvelle simplicité » (Neue Einfachheit). Ruzicka collabora avec DFD pour la création de « …der die Gesänge zerschlug » (1985) d’après Paul Celan – figure tutélaire de l’univers artistique de Reimann. Quant à Rihm, il s’agit de la création de Umsungen (1984). Selon Reimann, DFD refusait de produire des sons de fausset, que Rihm avait prévus dans cette partition : « [Il] m’affirmait : “Je ne le fais pas. Je n’y arrive pas. Il ne l’aura pas.” […] Par contre, il faisait très bien le quart de ton à la fin de Lear. »
De l’autre côté, il y a deux compositeurs appartenant à une génération plus ancienne, dont DFD porta des œuvres sur les fonts baptismaux. Le premier est Karl Amadeus Hartmann (1905-1963), plus moderniste et expressionniste, influencé par Berg et Stravinsky, fondateur de la série de concerts contemporains Musica Viva à Munich. Il avait contacté DFD auparavant, mais celui-ci ne créa la Gesangsszene (1962-1963) pour baryton et orchestre qu’après la mort prématurée du compositeur, sous forme de fragment. Le second est Igor Stravinsky (1882-1971) lui-même. En 1964, DFD se chargea de la première interprétation européenne d’Abraham and Isaac (1961-1962), ballade sacrée aux accents plus âpres et sobres du Stravinsky tardif. DFD l’accueillit à son domicile berlinois et, après le concert, reçut un commentaire inégalable de la part du vieux compositeur russe : « Tu es un ange. »
D’autres noms, tels que Samuel Barber, Michael Tippett ou Friedhelm Döhl, pourraient encore être cités. Dans un texte de 1985, DFD évoque les différents paradoxes auxquels est confronté celui qui souhaite écrire pour la voix – par exemple la simultanéité de la conservation et de l’inspiration/expiration. L’échange et le dialogue avec des compositeurs de son temps continuait à le stimuler jusqu’à la fin de sa carrière active en 1992.
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Pour approfondir
BARTHES, Roland, L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1992.
FISCHER-DIESKAU, Dietrich, Résonance – Mémoires, Paris, Belfond, 1991.
— Les sons parlent et les mots chantent, Paris, Buchet/Chastel, 1993.
REIMANN, Aribert, Sous l’emprise de l’opéra – Entretiens avec Julian Lembke et Cyril Duret, Paris, Éditions MF, 2022.