Le répertoire des lieder est servi par une jeune génération d’une formidable vitalité et nous avons voulu savoir dans quelle mesure l’influence de Dietrich Fischer-Dieskau a pu les inspirer. Nous leur avons soumis les trois questions suivantes :
1. Comment avez-vous découvert Dietrich Fischer-Dieskau ?
2. Quel serait l’héritage de DFD pour un jeune chanteur aujourd’hui ?
3. Quel album ou vidéo (YouTube, par exemple) recommanderiez-vous ?
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Benjamin Appl
Le jeune baryton allemand connaît une magnifique carrière, couronnée par de nombreuses récompenses, et qui parcourt l’art du récital, mais aussi l’opéra, la musique ancienne ou le répertoire actuel. L’une de ses influences déterminantes fut DFD, en 2009.
1. Comment avez-vous découvert Dietrich Fischer-Dieskau ?
J’avais 12 ans quand j’ai entendu pour la première fois l’enregistrement du Winterreise de Schubert par DFD. J’ai été immédiatement captivé. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris pourquoi : c’était l’incroyable équilibre entre le texte et la musique, l’esprit et le cœur, le sentiment et l’objectivité.
À l’été 2009, jeune chanteur débutant sa carrière, je me suis inscrit avec hésitation à une masterclass en Autriche, animée par DFD lui-même. C’est là que j’ai rencontré – et appris à connaître – cette figure emblématique du monde musical. Je doutais de pouvoir répondre à ses exigences élevées. J’avais entendu dire qu’il renvoyait les élèves s’ils ne répondaient pas exactement à ses conseils au bout de deux tentatives. Mais dès le début, il m’a mis à l’aise par sa gentillesse et son attention. Après avoir terminé le cours, il m’a proposé de poursuivre mon travail personnel avec lui.
Au cours des années suivantes, je lui ai rendu visite à plusieurs reprises dans ses résidences de Berlin et de Bavière, jusqu’à son décès en mai 2012. Aujourd’hui encore, je dois parfois me pincer, car cela me paraît à peine réel. Ces rencontres restent parmi les expériences les plus précieuses de ma vie et de ma carrière.
2. Quel serait l’héritage de DFD pour un jeune chanteur aujourd’hui ?
Fischer-Dieskau continue d’inspirer des générations de jeunes chanteurs et pianistes, prouvant qu’un amour profond pour la mélodie peut amener à consacrer sa vie à la plus belle des formes d’art. Son chant transcendait la simple interprétation : il a exhumé un répertoire oublié et a transmis la tradition du lied allemand au public du monde entier. Au lendemain des atrocités commises par les nationaux-socialistes, Fischer-Dieskau a contribué à restaurer la dignité et la beauté de la culture allemande, offrant réconfort et sentiment de reconnexion aux émigrés dans des villes comme New York, Londres et Tel-Aviv – où il fut notamment le premier artiste allemand à se produire après la Seconde Guerre mondiale.
Son rôle dans la réconciliation entre des nations autrefois en guerre grâce au langage universel de la musique demeure un puissant témoignage du potentiel de guérison de l’art. Personne n’a autant révolutionné la mélodie allemande. Après 1945, il est devenu un ambassadeur mondial du genre, et son influence perdure encore aujourd’hui. Leonard Bernstein l’a un jour qualifié de « chanteur le plus important du XXe siècle ».
Nombre des enregistrements de Fischer-Dieskau demeurent des références dans le monde de la musique classique. Son œuvre est inégalée ; aucun autre chanteur n’a appris et enregistré un répertoire aussi vaste. Selon Discogs.com, on lui attribue 1 003 albums, couvrant des compositeurs allant de Bach à Britten, de Haydn à Hindemith, ainsi que d’innombrables apparitions à la radio et à la télévision. Sa présence culturelle était si emblématique que même Tom Ripley, dans le film « Le Talentueux Mr Ripley » de 1999, a emporté des disques de Schubert par Fischer-Dieskau dans sa valise.
3. Quel album ou vidéo (YouTube, par exemple) recommanderiez-vous ?
Je suis particulièrement touché par le premier enregistrement du Winterreise de Schubert par Fischer-Dieskau avec Klaus Billing, réalisé en 1948 peu après son retour de captivité, comme prisonnier de guerre. Cette interprétation dégage une intensité et une vulnérabilité juvéniles qui résonnent toujours. Sur YouTube, j’adore aussi regarder la vidéo emblématique où il interprète l’Erlkönig de Schubert avec Gerald Moore ; c’est un chef-d’œuvre de narration dramatique et de collaboration musicale.
Samuel Hasselhorn
Lorsqu’en 2018 le jeune baryton allemand remporte le premier prix du Concours Reine Elisabeth, c’est a première fois qu’un lauréat séduit le jury et le public en privilégiant ouvertement le répertoire du lied, alors que cette compétition, l’une des plus exigeantes, recherche l’artiste capable de briller dans tous les répertoires : opéra, oratorio et mélodies, du baroque au contemporain. Depuis lors il s’investit dans l’opéra, tout en poursuivant sa passion pour le lied, au disque (Urlicht et Die schöne Müllerin ont été salués par la presse, et par un Swag de Forumopera.com) comme à la scène, avec un immense talent et une maturité déconcertante.
1. Comment avez-vous découvert Dietrich Fischer-Dieskau ?
Je pense que lorsqu’on chante des lieder et qu’on écoute des enregistrements, on ne peut tout simplement pas ignorer Fischer-Dieskau. Je ne me souviens plus vraiment du jour exact ni de la chanson exacte où je l’ai découvert. Je sais juste que c’était vers 15 ou 16 ans, lorsque j’ai commencé mes premiers cours de chant, et c’était Schubert. Je pense que c’était Frühlingsglaube, car j’ai découvert son Voyage d’hiver ou Schöne Müllerin un peu plus tard.
2. Quel serait l’héritage de DFD pour un jeune chanteur aujourd’hui ?
Aujourd’hui, tout le monde veut comparer les barytons qui chantent des lieder à Fischer-Dieskau. Je suis sûr que chaque baryton a déjà entendu cette comparaison au cours de sa carrière. Il existe peut-être des « processeurs » de DFD, mais à mon avis, cela importe peu. Nous sommes tous uniques dans notre façon de chanter, dans notre ressenti musical, et même dans la voix que nous avons et développons. Fischer-Dieskau était sans conteste le chanteur de lieder le plus important de tous les temps. Mais je ne veux pas oublier d’autres chanteurs comme Prey, Gerhaher, Goerne, Terfel, Finley, ainsi que d’autres types de voix. Ce que j’apprécie le plus, c’est que nous avons tant de jeunes chanteurs prometteurs qui sont d’excellents chanteurs de lieder, et ce que j’apprécie encore plus, c’est que beaucoup d’entre eux chantent très différemment de Fischer-Dieskau. Je ne dis pas ça parce que je n’aime pas sa façon de chanter, mais je veux dire que nous vivons à une époque différente et que tout évolue, y compris la façon de faire et de ressentir la musique. Aujourd’hui, elle vient peut-être davantage du cœur et de l’âme, et elle est devenue plus personnelle qu’à l’époque de Fischer-Dieskau. Et c’est quelque chose que j’apprécie vraiment.
3. Quel album ou vidéo (YouTube, par exemple) recommanderiez-vous ?
Il existe sur YouTube une vidéo d’un très jeune DFD chantant « Erlkönig » avec Gerald Moore au piano. Je crois qu’elle a été enregistrée à Londres et c’est toujours, à mon avis, la meilleure version d’« Erlkönig ». J’adore l’expressivité de Fischer-Dieskau, avec si peu de mouvements, sans rien « faire » vraiment. C’est une qualité que j’admire profondément. Sa voix est d’une grande fraîcheur et sa compréhension du lied est encore plus étonnante si l’on considère son jeune âge à l’époque.
Andrè Schuen
Ce jeune baryton italien a quitté son Sud-Tyrol natal pour faire ses classes au Mozarteum de Salzbourg. Son enregistrement de La Belle Meunière avec Daniel Heide a enthousiasmé la critique, y compris sur Forumopera.com
1. Comment avez-vous découvert Dietrich Fischer-Dieskau ?
J’ai découvert DFD en préparant mon admission à Salzbourg. Je suis arrivé au chant classique grâce à Schubert et au Lied. Les enregistrements de DFD, mes premières écoutes, et plus particulièrement les enregistrements des cycles de Schubert, sont mes premiers souvenirs de Lieder de Schubert.
2. Quel serait l’héritage de DFD pour un jeune chanteur aujourd’hui ?
Bien sûr, la plupart des gens pensent avant tout à DFD comme à un chanteur de lieder. Mais je vous invite à réfléchir à tout le répertoire qu’il a chanté et enregistré au cours de sa carrière. Son répertoire, à l’opéra comme au concert, était incroyablement vaste : il a chanté de la musique ancienne, tous les Mozart, beaucoup de Verdi, Wagner, des répertoires français et russes, des compositeurs modernes et des répertoires moins connus… Je pense qu’il a été le chanteur le plus polyvalent de tous les temps. Il a atteint un niveau incroyablement élevé dans tous les domaines.
3. Quel album ou vidéo (YouTube, par exemple) recommanderiez-vous ?
Personnellement j’adore son ancien enregistrement de Die schöne Magelone, avec Herman Reutter. C’était à Cologne, dans les années ’50.
Konstantin Krimmel
Couronné de nombreuses récompenses internationales, Konstantin Krimmel s’affirme comme un Liedersänger à suivre. Il a produit des enregistrement de très grande qualité, dont une admirable Belle Meunière, avec la complicité de Daniel Heide, décidément fort recherché.
1. Comment avez-vous découvert Dietrich Fischer-Dieskau ?
J’ai découvert DFD à l’université, quand je me suis intensément attaqué au répertoire du Lied
2. Quel serait l’héritage de DFD pour un jeune chanteur aujourd’hui ?
Tout d’abord, l’incroyable trésor et la richesse de ses enregistrements.
Ensuite la variété de ses interprétations et bien sûr sa voix incomparable.
3. Quel album ou vidéo (YouTube, par exemple) recommanderiez-vous ?
Je conseille vivement Der Taucher, avec Gerald Moore. Un très grand lied, et un enregistrement vraiment intense. Et aussi tout le Schwanengesang, encore avec Gerald Moore.
Jérôme Boutillier
Le chemin emprunté par Jérôme Boutillier est aussi rare qu’original. Après avoir été accompagnateur et coach vocal, il place sa propre voix au centre de son développement artistique. Sa carrière de baryton démarre en 2017 et on le retrouve depuis lors sur de nombreuses scènes lyriques, en France ou en Suisse. Il se lance actuellement dans le projet un peu fou de s’accompagner lui-même en récital. Il faut l’entendre donner le Winterreise à lui tout seul ! (1)
Comme beaucoup de gens, j’imagine… d’abord par mes professeurs qui me le firent découvrir, et ensuite en flânant sur la toile, notamment sur Youtube où il figure cette émouvante vidéo de lui tout jeune, chantant « Le Roi des Aulnes » accompagné par Gerald Moore à la BBC, tout juste après guerre. C’est là qu’on le « saisit » le mieux, dans toute sa spontanéité et son rapport au texte qui le caractérise.
Sans hésiter, la fidélité extrême dans le rapport au texte, tant poétique que musical. C’est cette rigueur, parfois implacable d’ailleurs, qui fait la singularité de son art, car il s’efforce d’avoir un rapport à l’écrit extrêmement pur et clair, avec une diction exacte à la limite de l’effroi. Cette ascèse presque monacale à laquelle il s’astreint, c’est cela qui amène tant de lumière à ses interprétations, à mon humble avis.
Ils sont si nombreux… comment choisir? Curieusement, je serais plutôt enclin à recommander son disque Mahler en live avec Barenboim en 1971. Je trouve qu’on n’embrasse jamais aussi bien le talent d’un liederiste que dans les exécutions publiques ; en outre, dans une musique aussi foisonnante et touffue que celle de Mahler, la rigueur qui le caractérise fait des merveilles de contraste et de nuances, d’autant que sa voix de Kavalierbariton sied magnifiquement la musique viennoise.
(1) L'occasion en sera donnée le 5 octobre 2025 prochain dans le cadre du Festival Baroque de Pontoise, au Château de Montgeroult dans l’Oise.
Julian Prégardien
Fils de son père (Christoph), le jeune ténor a très naturellement fait l’objet de comparaisons. Ceci explique sans doute son besoin d’émancipation personnelle et sa volonté de tracer sa propre route en suivant ses propres balises.
J’ai eu mon premier contact indirect avec la légende du chant DFD à l’église évangélique de Königstein, dans ma région natale, lors d’un de mes tout premiers récitals. J’avais peut-être 21 ans. Une spectatrice s’est approchée de moi et m’a dit : « vous devriez chanter davantage les syllabes finales, comme Fischer-Dieskau ».
J’ai alors écouté un enregistrement et je n’ai pas trouvé que les syllabes finales étaient l’un de ses points forts. J’ai donc préféré chanter beaucoup et écouter peu d’enregistrements.
Mais le véritable message de mon anecdote est le suivant : la comparaison et l’évaluation empêchent à mon avis d’apprécier intuitivement et « honnêtement » la musique. J’aimerais que cela cesse. Mes enfants en sont agacés à l’école, ce n’est pas une motivation pour eux. Pour moi non plus, ça ne l’a jamais été.
De plus, j’ai une figure de proue bien plus présente sur laquelle je peux me défouler intérieurement 😉
La semaine dernière, l’ARD a posté : DFD, « à l’aune duquel chacun et chacune doit aujourd’hui se mesurer ». Je m’y oppose avec véhémence. Ceux qui doivent se mesurer ou « mesurer » les autres se trompent sur les questions artistiques. Nos critères devraient être l’homme, la nature ou le cosmos et les circonstances.
Traduction Sylvain Fort