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La triste condition du mélomane moderne

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Edito
1 décembre 2010

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Quelques flocons de neige et le monde s’arrête. L’usager s’en plaint, l’automobiliste s’en désole. Deux catégories de personnes s’en réjouissent : les enfants, que le bus ne viendra pas emmener à l’école, et que la neige rend aux loisirs de leur âge, et les mélomanes qui, coincés dans leur datcha, se trouvent riches de quelques heures volées à la marche des affaires et peuvent enfin réécouter d’une traite les sonates de Beethoven. Encore faut-il pour cela que l’électricité ne vienne pas à faire défaut, sans quoi le mange-disques ne sert de rien, et bien vite la batterie de l’iPod se vide. C’est la triste condition du mélomane moderne.

 

Croyant encore tenir tête au déferlement contemporain de la pop la plus inepte, croyant parfois occuper contre vents et marées les bastions de la résistance au tout-à-l’égout sonore qui caractérise notre temps, se faisant pour cela ennemi des décibels confus vomis par les haut-parleurs truffant tous les espaces publics, le mélomane moderne est un benêt comme un autre : plus d’électricité, plus de musique. Il y a quelque ironie à songer que les chevelus contempteurs de la civilisation post-atomique dont la demeure résonne exclusivement de messes de Charpentier et de tragédies lyriques raffinées se trouvent gros-jean comme devant lorsque la ligne haute tension rend l’âme. L’esthète gourmé pleurant comme au premier jour en écoutant Joan Sutherland murmurer « Ah non credea » doit exhumer sa lampe torche et sortir en pyjama sur le palier pour demander des informations à Madame Ramirez lorsque quelques flocons font chavirer le réseau EDF. Plus de jus dans les tuyaux, et tous les opéras, toutes les maisons de concert ferment jusqu’à retour du courant.

 

Le mélomane moderne qui hier fustigeait les technologies criardes et l’engouement du populaire pour les derniers gadgets high-tech se trouve pris dans les glaces de la régression civilisationnelle, quoi qu’il en ait. Les plus avisés diront qu’il suffit alors d’allumer un chandelier et de gratter son violon ou tapoter son clavier pour retrouver les joies mélomaniaques. Toutefois, combien de mélomanes aujourd’hui savent se jouer le prélude de Tristan a prima vista en transposant parfaitement le moindre détail d’orchestration ? C’est comme cela pourtant que la bonne bourgeoisie jadis apprivoisa Wagner. Quel baroqueux féroce ouvrira son clavecin pour dérouler séance tenante vingt sonates de Scarlatti ? Et même, quel animal féru de Debussy lira au coin du feu la partition de Pelléas, entendant sonner en lui les délicates vibrations du manoir d’Allemonde ?

 

Ah ! Nous voyageons à travers les époques, nous nous improvisons contemporains de Palestrina ou fanatiques de Rossini, mais que la technique vienne à défaillir, nous replongeons dans le silence primaire d’où nous venons. Notre façon d’apprendre et de connaître la musique n’est plus enracinée dans une pratique suffisamment aguerrie pour que nous considérions comme adventice ce que la technologie apporte à notre prétendue science de la musique. Nous savons tous, les uns et les autres, qu’un accès direct à la musique par la pratique d’un instrument requiert un niveau allant au-delà de l’amateurisme. Il fallait un jobard comme Roland Barthes pour considérer que son pianotage lui révélait les abîmes de Schumann. Tout le monde n’est pas Brahms, se consolant de la mort de sa mère en se jouant toutes les Variations Goldberg. Il faut croire que tout un pan de ce que nous savons et aimons de la musique ne fait pas corps avec nous, puisqu’il suffit que la neige s’en mêle pour que notre monde intérieur tombe en panne.

 

Je regarde la neige tomber, et dans le silence qui s’est fait, quelques accords hantent ma mémoire, quelques phrases me viennent sur les lèvres. Eux seuls finalement comptent. L’obscurité s’est faite tout autour, et nous voici sommés de laisser là nos béquilles technologiques. C’est l’heure de vérité. Nous saurons enfin ce qui nous reste de ce fatras dont nous abreuvons nos oreilles et notre esprit à flux continu. Nous saurons enfin qui nous sommes. Et voici : c’est Noël.

 

Sylvain Fort

 

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