À 36 ans, Kevin Amiel incarne l’élan d’une nouvelle génération de ténors français. Originaire de Toulouse, il se forme au Conservatoire de sa ville natale avant d’intégrer l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, où il fait ses débuts dans des productions prestigieuses. Lauréat de plusieurs concours (Voix Nouvelles 2018, Vienne 2019, Opéra de Marseille, Marmande, Béziers…), il est distingué très tôt par l’ADAMI et l’AROP. Doué d’un timbre lumineux et d’une excellente diction, il est invité sur les plus grandes scènes nationales dans un répertoire essentiellement français et italien. Il est actuellement à l’affiche de l’Opéra national de Bordeaux dans Fidelio – il interprète le rôle de Jaquino.
Racontez-nous la genèse de ce premier album. Comment tout a commencé ?
Au tout début, l’idée était de rendre hommage à Luciano Pavarotti — en toute humilité, bien sûr ! Nous avions monté un projet avec le label Aparté et Jean-Hugues Allard (Little Tribeca), mais le COVID et le premier confinement ont mis un coup d’arrêt aux financements.
Et pourtant, le projet n’a pas été abandonné ?
Non, heureusement. Après la reprise des concerts publics, à l’issue d’un récital, nous nous sommes dits qu’il fallait absolument relancer ce projet. J’étais bien sûr partant, mais je ne voulais plus faire un simple hommage : je voulais que ce disque me ressemble, qu’il reflète mes goûts, ma voix, mon parcours. Puis, après un concert à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille, j’ai reçu le soutien de la Fondation Luc Walter. À partir de là, Backstage est vraiment né.
Comment avez-vous constitué l’équipe artistique autour de vous ?
Nous avons envisagé plusieurs chefs, orchestres, lieux… mais le choix de Frédéric Chaslin s’est imposé naturellement. Il dirige dans des maisons prestigieuses, c’est un grand musicien, passionné, et surtout quelqu’un qui travaille comme j’aime : dans la simplicité et la bonne humeur. C’est exactement ce que je recherchais. Il nous a proposé l’Orchestre Symphonique Rossini, qui nous a accueilli au Teatro della fortuna à Fano en Italie — un ensemble à la fois professionnel, rapide et d’une grande qualité.
L’enregistrement s’est passé dans cet esprit de « simplicité et de bonne humeur » ?
Tout à fait. Le travail a été d’une limpidité totale, sur le plan musical comme humain Avec Frédéric, les choses se sont passées dans l’humour et dans la bienveillance. C’est un cadre de travail qui me convient parfaitement. Les tensions et les prises de têtes ne font pas partie de mon vocabulaire, même si nous restons des êtres humains.
Vous avez vous-même choisi le programme. Sur quels critères ?
J’ai sélectionné uniquement des airs que j’aime chanter, dans lesquels on m’a déjà entendu, et que je sens proches de moi. Il y a aussi quelques surprises que le public pourra découvrir. Lorsque le label m’a demandé dans quel ordre je voulais présenter les titres de l’album, j’ai répondu vouloir garder l’ordre d’enregistrement, car il est authentique à mes yeux, sans calcul de style. Il reflète exactement l’ordre des sessions, et c’est comme si le public était dans le théâtre pour assister à ce travail. Le programme est un reflet fidèle de mon parcours, de mes envies, et du répertoire dans lequel je me sens le plus libre. Bien sûr, j’aurais pu inclure d’autres airs, mais qui sait, cela se fera peut-être plus tard, après tout, ce n’est que mon premier enregistrement.
Un enregistrement sur quatre jours, c’est un vrai tour de force !
Oui, c’est très court. À l’origine, on devait avoir six jours, dont un de repos, mais nous n’en avons eu que quatre. Il a donc fallu être très organisé : j’ai structuré les sessions selon l’ordre du CD, en commençant par les airs les plus exigeants — ceux qui demandent le plus d’aigus, d’énergie — pour finir par des airs que j’avais le plus l’habitude de chanter et qui demandaient « moins » d’énergie.. J’étais donc en mode guerrier et chaque fin de service, et chaque jour, après six heures de chant, je me demandais comment j’allais tenir le suivant… Mais la voix était là, et l’équipe d’Aparté, notamment les ingénieurs du son, a été formidable. Je suis très heureux du résultat, parce que Backstage, c’est aussi cela : tout ce travail invisible, mais absolument essentiel.
Vous dites que cet album incarne seize années de travail, de rigueur et de sacrifices. Quels ont été les grands jalons de ce parcours ?
J’ai eu affaire à beaucoup de critiques sur ma voix. Pour certains, elle était prometteuse, mais d’autres y trouvaient toujours quelque chose à redire. Ce qu’il faut prendre en compte, c’est que j’ai commencé très jeune : à 19 ans, en 2008, je montais sur scène en tant que soliste dans La Périchole aux côtés de Karine Deshayes… et je ne me suis jamais arrêté depuis.
Ces critiques ne vous ont jamais découragé ?
J’aurais pu baisser les bras mille fois, bien sûr, surtout face à certaines remarques très dures. Mais je savais que c’était le jeu, et j’aime les défis. Alors j’ai fermé les écoutilles, et je me suis concentré sur l’essentiel : travailler.
Comment vous êtes-vous entouré pour progresser vocalement ?
Je me suis toujours très bien entouré. Mon premier professeur, Claude Minich, m’a enseigné les bases du chant pendant trois ans. Ensuite, j’ai travaillé avec Jean-Marc Bouget, qui m’a apporté énormément. Il m’a appris à devenir autonome vocalement, à chanter avec ma voix, et aussi à me construire mentalement. J’avais déjà une certaine rigueur grâce à mon éducation et aux arts martiaux, mais il m’a aidé à affiner cette force intérieure.
Et après la période du Covid ? Beaucoup d’artistes ont connu un moment de remise en question…
Exactement. Cette période m’a permis de me recentrer. Je me suis isolé, enfermé dans un studio, seul avec un piano, et j’ai entamé une profonde recherche vocale. La voix naturelle et instinctive c’est bien, mais je devais la comprendre et me l’approprier. Comment être à l’aise sur toute ma tessiture, comment gérer les aigus, les diminuer, les allonger, localiser mes voix de tête… J’ai fait un travail énorme pour rendre ma voix plus polyvalente, car je n’aime pas qu’on me cantonne à une catégorie.
Et l’expression ? Elle semble très naturelle chez vous.
C’est vrai, je n’ai jamais eu de mal de ce côté-là. J’ai besoin de ressentir chaque mot, chaque émotion. Mon empathie naturelle me pousse à m’immerger complètement dans les personnages, à vivre ce que la musique raconte. C’est quelque chose d’instinctif chez moi.
Vous avez grandi sous les yeux du public. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce chemin parcouru ?
Ce que les gens perçoivent aujourd’hui comme des progrès, c’est le fruit de toutes ces années d’efforts. Depuis mes débuts à 19 ans, j’ai beaucoup appris, beaucoup douté aussi, et beaucoup travaillé. Je sais que le chemin est encore long : dans ce métier, on progresse toute sa vie. Mais je suis fier du parcours déjà accompli. Le plus difficile, ce n’est pas de se faire une place — même si c’est un véritable parcours du combattant —, c’est de durer une fois installé.
Quels sacrifices avez-vous dû faire pour tenir sur la durée ?
Ils sont nombreux, surtout au début. Quitter la maison, vivre « la Bohème » à Paris avec un ami, se serrer la ceinture les fins de mois difficiles, sauter les Noël, les anniversaires ou les jours de l’an en famille. J’ai aussi dû aussi renoncer à ma première vocation, les arts martiaux — même s’ils m’ont donné la rigueur, la discipline et le souffle nécessaires pour ce métier. Tous ces renoncements, ces moments en coulisse, c’est ce que signifie le titre de l’album – Backstage — et c’est ce qui fait l’homme et l’artiste que je suis aujourd’hui.
Kevin Amiel © William Bibet
Cet été, vous serez au Festival Berlioz pour chanter Les Nuits d’été aux côtés d’Éléonore Pancrazi…
Je suis tellement heureux de retrouver Éléonore, qui est un peu comme une sœur de scène pour moi. Je l’ai vraiment découverte dans Carmen à l’Opéra Royal de Versailles, et chanter avec elle à nouveau est un vrai plaisir.
La mélodie française exige une approche vocale particulière. Est-ce un répertoire que vous souhaitez explorer davantage ?
Oui, c’est un univers très spécifique, qui demande une finesse, une sensibilité, un phrasé que je comprends beaucoup mieux aujourd’hui qu’à mes débuts. À l’époque de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris — aujourd’hui l’Académie — nous avons beaucoup travaillé la mélodie à travers des récitals.
Pourquoi n’avoir inclus aucune mélodie dans votre premier album, Backstage ?
Parce que je suis avant tout un chanteur d’opéra. C’est ainsi que l’on m’a connu, c’est là que ma voix s’est forgée, notamment à travers les grands airs d’opéra et les mélodies italiennes. Backstage est un hommage à mon parcours, une carte d’identité musicale : il reflète ce que j’aime chanter, ce qui m’a construit. J’ai encore le temps de penser à un enregistrement de mélodies. Mais croyez-moi, j’y pense fortement, car je conserve pour la mélodie une place importante dans mon cœur.
Vous serez prochainement Candide dans l’œuvre de Bernstein. Est-ce un changement radical pour vous, loin de l’opéra italien et français ?
Oui, c’est une œuvre très différente, mais justement, c’est ce qui m’attire. Candide est un rôle long, certes, mais plutôt central vocalement — ni trop aigu, ni trop grave — avec beaucoup de narration et de légèreté. Il n’a pas les exigences « belcantistes » ou dramatiques d’un opéra traditionnel, mais il demande tout de même une belle énergie.
Chanter en anglais pose-t-il des défis particuliers, comparé au français ou à l’italien ?
Bien sûr, chaque langue a ses spécificités, que ce soit en matière de projection, d’émission, de couleurs vocales ou de diction. Mais une phrase revient souvent dans mon travail avec mon coach : « Chante avec ta voix ». C’est le plus important. Même si l’on doit adapter légèrement sa technique, il ne faut jamais trahir sa voix.
Faut-il pour autant chanter chaque langue avec une technique différente ?
Il y a des ajustements, bien sûr. Mais l’écueil, ce serait de sacrifier la clarté du texte au profit de la beauté vocale. J’ai déjà entendu du français chanté sans consonnes, parce qu’il fallait « faire de l’aigu » à tout prix… ce n’est pas ma conception du chant.
La prononciation prend donc une place centrale dans votre travail ?
Oui, l’idéal étant de trouver un équilibre entre intelligibilité et beauté du son. L’un ne doit pas se faire au détriment de l’autre. Ce que j’essaie toujours de faire, c’est d’offrir au public une interprétation complète, à la fois vocale, musicale et expressive.
Dans le texte d’accompagnement de l’album, vous évoquez la transmission. Que signifie-t-elle pour vous ?
J’accorde énormément d’importance à la pédagogie. Il ne s’agit pas seulement de transmettre une passion ou de partager la beauté de l’opéra — bien que ce soit essentiel —, mais aussi de faire comprendre ce qu’est réellement notre instrument, ce qu’il implique en termes de discipline et d’hygiène de vie. Il est fondamental de parler aussi des exigences du métier, de sa dureté parfois. Cela peut décourager certains jeunes artistes… mais cela peut aussi renforcer leur détermination à embrasser cette voie, car la récompense émotionnelle, quand elle arrive, est immense.
Quels outils utilisez-vous aujourd’hui pour faire passer ce message ?
Les réseaux sociaux sont devenus notre principal moyen de communication. C’est un formidable outil, à condition de l’utiliser avec bienveillance et responsabilité. Il faut prendre le temps d’expliquer, de montrer les coulisses du métier, que ce soit à destination des jeunes professionnels ou du grand public. Je pense aussi qu’il est capital de continuer à créer des émissions sur la musique classique — voire d’en développer davantage —, en les vulgarisant intelligemment, avec équilibre, sans jamais trahir l’exigence ni la noblesse de notre art.
Et sur le terrain, auprès des plus jeunes ?
Je crois beaucoup aux actions concrètes, comme les sorties scolaires à l’opéra. Lorsqu’elles sont bien préparées, avec des rencontres entre les élèves et les artistes, cela peut faire naître de véritables vocations. J’ai moi-même participé à de nombreuses rencontres avec des élèves de primaire ou de collège, et je peux vous dire que les enfants adorent ça ! Il faut simplement prendre le temps d’écouter, de répondre, d’encourager… Un « tip », une tape dans le dos, un compliment sincère, ça peut tout changer pour un jeune qui cherche sa voie.
En somme, quel rôle souhaitez-vous jouer dans cette transmission ?
Pour moi, l’opéra est une fête. Et j’aimerais transmettre cet esprit-là. Quand je donne un récital, je veux que le public ressorte heureux, pas seulement impressionné par une performance. C’est ce que nous avons voulu exprimer avec la pochette de Backstage : une invitation à passer derrière le rideau, à découvrir ce qu’il se passe avant que la fête commence. Cet album, au fond, je le vois comme un geste vers le public. Une main tendue.