Méfions-nous des spectacles trop attendus. Un proverbe africain dit l’espoir pilier du monde. A l’opéra, il est souvent source de déception. Porté par une distribution chargée de promesses, et rehaussé d’une mise en scène étrennée à Genève en 2016 et reprise à l'Opéra-Comique en mai prochain, Manon à Bordeaux évite le piège de la déconvenue parce que, trois heures durant, rien ne vient distraire nos attentes.
A commencer par la direction de Marc Minkowski, d’un lyrisme haletant, et l’approche d’Olivier Py, dont les tics de langage ne contredisent jamais la lecture de l’œuvre. En un dialogue parfois obscène entre corruption et pureté, c’est ici la tristesse de la chair que rappelle chacun des tableaux abrités dans un décor modulable où l’auberge d’Amiens est transplantée dans le quartier rouge d’une ville pluvieuse, où le boudoir de la rue Vivienne s’apparente à un lupanar, où le cabaret prend le pas sur le ballet de l’Opéra, où il faudra que Manon meure pour que le scintillement des étoiles supplante la lumière crue des néons. Si le système Py a ses détracteurs – quelques huées accueillent le metteur en scène au moment des saluts – il serait injuste de ne pas lui concéder une volonté forte de caractérisation. Tous les personnages, principaux comme secondaires, se dessinent au fil des scènes avec évidence.
Que cette évidence dramatique se double d’une interprétation vocale supérieure et survient ce paradoxe propre à l’opéra : atteindre la vérité à force d’artifices. Ainsi une Manon légère, ni vicieuse, ni perverse mais jouisseuse, à laquelle Nadine Sierra prête un soprano non exempt de verdeurs, que l’on aurait pensé plus à l’aise dans la démonstration que l’émotion. Les pages brillantes lui conviennent moins que ces instants où Manon met son âme à nu – « Adieu, notre petite table » évidemment mais pas seulement. Autre sujet d’étonnement : un français plus que correct, dépourvu d’accent, auquel le travail du chef de chant Jean-Marc Fontana n’est paraît-il pas étranger.
Ainsi un Lescaut sybaritique et manipulateur qu’Alexandre Duhamel croque à pleine dents d’une voix carnassière à laquelle rien ne semble pouvoir résister. Ainsi des seconds rôles, plus ou moins longs mais toujours justement dessinés : Poussette, Javotte et Rosette non pas confondues comme souvent mais dotées chacune d’une identité propre (Olivia Doray, Adèle Charvet, Marion Lebègue) ; Bretigny, beau baryton et grand cœur (Philippe Estèphe) ; le Comte des Grieux raide comme une statue de la Justice sur la place d’une petite ville de Province (Laurent Alvaro) ou encore Guillot de Morfontaine plus dangereux que ridicule, plus déclamé que chanté, moins ténor que stentor (Damien Bigourdan). Ainsi les artistes des chœurs dont le mouvement reste fluide et la cohésion intacte tout au long de la soirée.
Ainsi le Chevalier des Grieux de Benjamin Bernheim – et c’est volontairement que le ténor arrive en dernier, puisqu’il faut garder le meilleur pour la fin. Avec cette prise de rôle, celui que l’on présente souvent comme le nouvel Alagna monte d'emblée sur le podium : la diction superlative, la noblesse du phrasé, la puissance lorsque nécessaire, la conduite de la ligne avec un usage maîtrisé de la voix mixte, essentielle à ce répertoire. Des demi-teintes donc et un chant dépourvu d’ostentation où tout est pensé. Un exemple, un seul : « Ah fuyez », le grand air de Saint-Sulpice, non bramé comme souvent, mais chanté sur le fil avec douceur en un douloureux dialogue intérieur. Guidé par Olivier Py, l’acteur ne cède en rien au chanteur. Sa gaucherie est sincérité, son innocence pureté, sa jeunesse poésie. Voilà le nouveau ténor que l'opéra français attendait. Puisse-t-il ne pas trop s'attarder sur les Alfredo et Rodolfo qui occupent aujourd'hui son agenda et poursuivre l'exploration de ce répertoire où il est d'ores et déjà suprême.
Opéra en 5 actes, livret de Henri Meilhac et Gille d’après le roman de l’abbé Prévost
Créé à Paris le 19 janvier 1884 à l’Opéra Comique
Création au Grand Théâtre de Genève
Coproduction Opéra National de Bordeaux et Opéra Comique
Mise en scène
Olivier Py
Collaboration à la mise en scène et chorégraphie
Daniel Izzo
Assistant scénographie
Mathieu Crescence
Décors et costumes (réalisation)
Pierre-André Weitz
Assistante costumes
Nathalie Bègue
Lumières
Bertrand Killy
Manon
Nadine Sierra
Le Chevalier des Grieux
Benjamin Bernheim
Lescaut
Alexandre Duhamel
Guillot de Mortfontaine
Damien Bigourdan
Le Comte des Grieux
Laurent Alvaro
Monsieur de Brétigny
Philippe Estèphe
Poussette
Olivia Doray
Javotte
Adèle Charvet
Rosette
Marion Lebègue
L’Hôtelier
Antoine Foulon
Garde 1
Pierre Guillou
Danseurs : Charlotte Dambach, Ivanka Moizan, Claire-Marie Ricarte, Laurine Ristroph, Laura Ruiz Tamayo, Ivo Bauchiero, François Vincent, Jorys Zegarac
Chœur de l'Opéra National de Bordeaux
Direction du Chœur
Salvatore Caputo
Orchestre National Bordeaux Aquitaine
Direction musicale
Marc Minkowski
Bordeaux, Grand-Théâtre, vendredi 5 avril, 20h
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