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Offenbach et le travesti, ou la musique contre la vraisemblance

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Actualité
7 mars 2019
Offenbach et le travesti, ou la musique contre la vraisemblance

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Et si le Nicklausse des Contes d’Hoffmann était l’arbre qui cache la forêt offenbachienne des rôles travestis ? Enquête sur le « trouble dans le genre » façon Offenbach.


Avant 1819

Alors que toute l’Europe confiait à des castrats, et donc à des voix aussi aiguës que celle d’une femme, les rôles de jeune premier (et parfois de jeune première), la France resta longtemps un bastion de résistance à cette mode, lui opposant résolument la suprématie de la haute-contre, voix aiguë mais masculine. Est-ce parce que Beaumarchais avait voulu une jeune fille pour incarner Chérubin que Mozart confia Cherubino à une interprète féminine ? Voici ce qu’on lit dans la préface du Mariage de Figaro : « Ce rôle ne peut être joué, comme il l’a été, que par une jeune et très jolie femme ; nous n’avons point à nos théâtres de très jeune homme assez formé pour en bien sentir les finesses […] c’est un enfant, rien de plus ». Rien de plus, donc surtout pas un être à la virilité trop affirmée encore, même si l’amour le turlupine.

Avec la raréfaction des castrats, il devint admis à l’opéra qu’une femme peut camper un personnage masculin, tout comme un castrat pouvait jadis tenir un rôle féminin, à cela près qu’une certaine répartition s’instaura : tandis que les chanteuses se voient en général confier les rôles d’hommes jeunes et séduisants, les chanteurs n’auront plus accès qu’aux rôles de femmes laides, vieilles ou sottes, selon une typologie ancienne au théâtre (comme l’ont rappelé Benjamin Lazar et Vincent Dumestre, Madame Jourdain du Bourgeois gentilhomme fut créé par un acteur, en  l’occurrence André Hubert, spécialiste de ces personnages). C’est exactement cette dichotomie qu’on retrouve dans les œuvres d’Offenbach.

Hommes-femmes et femmes-hommes

Il faut évidemment réserver une place à part à une pièce qui met au cœur de son livret la confusion des genres sexuels : L’Île de Tulipatan (1868). Tandis que le duc Cacatois XXII trouve que son fils Alexis manque de virilité, le sénéchal Romboïdal s’inquiète des goûts turbulents de sa fille Hermosa. Les deux jeunes gens se plaisent, mais la « jeune femme » trouve le « jeune homme » trop peu entreprenant. Solution du mystère : leur véritable sexe a été dissimulé à leur naissance, Alexis est en réalité une femme (soprano) et Hermosa un homme (ténor). S’il s’agit d’un exemple extrême, c’est aussi un cas rare dans la mesure où l’intrigue se termine par une remise en conformité des rôles genrés, l’être « efféminé » à la voix aiguë s’avérant être une femme, tandis que l’être « viril » à la voix (relativement) grave se révèle être un homme.  

Abordons maintenant les œuvres où ne figure aucune résolution finale de ce genre, et où l’identité sexuelle des personnages ne fait aucun doute, malgré une voix hors-normes. Pour être beaucoup moins nombreux que l’inverse, les rôles de femme destinés à des hommes n’en sont pas moins remarquables. Première œuvre ambitieuse présentée aux Bouffes-Parisiens, avec six rôles principaux, quelques personnages secondaires et un chœur, Mesdames de la Halle (1858) offre le plus bel exemple de ce « trouble dans le genre ». Les trois dames du titre, marchandes de poisson et de légumes, sont incarnées par des hommes, dont deux piliers de la troupe : le ténor Léonce (il sera peu après Aristée d’Orphée aux Enfers, et plus tard en Madame Balandard dans Monsieur Choufleuri restera chez lui) et le baryton Désiré, dont cela semble avoir été le seul rôle travesti (à l’exception du personnage de Cabochon, qui se déguise en femme au cours de l’opérette en un acte Jeanne qui pleure et Jean qui rit, tandis que la Jeanne du titre se travestit elle aussi et se fait passer pour son frère Jean). Dans Mesdames de la Halle, les marchandes sont évidemment trois personnages à la féminité pour le moins discrète, trois femmes relativement âgées, dont le seul charme est le magot qu’on leur attribue bien à tort. Mais ce n’est pas tout car, face à ce trio d’hommes-femmes, on trouve une femme-homme : le marmiton Croûte-au-Pot, amoureux de la jolie fruitière Ciboulette, incarné par Lise Tautin.

Si l’on comprend que peu de chanteuses aient été prêtes à tenir le rôle d’une vieille femme ridicule, on peut se demander pourquoi un rôle de jeune homme ne pouvait pas toujours incomber à un chanteur. S’agissait-il, comme dans le cas de Chérubin, de priver le personnage de toute agressivité sexuelle, de le rendre inoffensif, voire de le « neutraliser » ? Ou bien, comme ce fut peut-être le cas pour Léa Silly, créatrice du rôle d’Oreste dans La Belle Hélène, n’était-ce qu’un prétexte, un moyen pour une femme de montrer ses jambes en toute impunité ? Les photographies et caricatures de Silly dans ce rôle montrent que, outre la canne et le monocle du gandin Second Empire, elle arborait une tunique fort courte pour l’époque, ce qui devait permettre à ses admirateurs de contempler tout à loisir les parties ordinairement les plus cachées de son anatomie.

Et la musique, dans tout ça ?

Néanmoins, si Offenbach se plie à cet usage, il est à souhaiter qu’il y trouvait aussi son compte sur le plan musical. Dès Mesdames de la Halle, un duo amoureux unit Ciboulette et Croûte-au-Pot, autrement dit deux voix féminines, et c’est évidemment là l’un des intérêts majeurs du procédé. En 1860, quand il donne aux Bouffes-Parisiens Daphnis et Chloé, les deux amants de la pastorale antique sont incarnés par deux femmes, mais si un duo leur permet d’unir leurs voix, cette harmonie est menacée par le dieu Pan, seul personnage vraiment sexué dans cette opérette en un acte. On pourrait même s’étonner qu’aucun tandem soprano-mezzo n’ait encore eu l’idée d’enregistrer un disque exclusivement consacré à ces duos d’amour dont Offenbach s’est montré prodigue, et dont beaucoup sont de purs bijoux (on pense à celui de Fantasio, par exemple).

C’est ici l’occasion de s’interroger sur une certaine tradition qui veut qu’un rôle masculin ne puisse convenir qu’à une voix féminine grave, ou du moins sombre. On a aujourd’hui tendance à engager assez systématiquement des mezzos pour Siébel, Stephano, Ascanio et autres rôles travesti de l’opéra(-comique) français, peut-être par analogie aux rôles travestis rossiniens. Pour Mesdames de la Halle, Lise Tautin, alias Croûte-au-Pot, devait posséder un timbre de soprano plutot clair, puisqu’elle créera quelques mois plus tard le rôle d’Eurydice dans Orphée aux enfers. Dans Daphnis et Chloé, le rôle « masculin » de Daphnis est en revanche confié à la mezzo Juliette Beau. Peu après, c’est pourtant la soprano Lucille Tostée qu’on retrouve dans plusieurs personnages de jeune amoureux : Amoroso dans Le Pont des soupirs (1861) ou Fabricio dans Il signor Fagotto (1863). On voit vite qu’il ne s’agit plus de personnages secondaires, mais bien de premiers rôles, comme Roland dans Les Bavards (1862), créé par Delphine Ugalde.

Dans la mesure où aucune des chanteuses auxquelles Offenbach destinait ces rôles ne se spécialisa jamais dans les rôles travestis, il est difficile de déterminer si l’emploi de certaines chanteuses jouait sur une possible ambigüité sexuelle. On connaît certes le cas de Léa Silly, rivale d’Hortense Schneider sur tous les plans : « C’était une fort belle fille, un peu masculine, un peu noire, à la voix rude, aux mouvements brusques et saccadés […] un je ne sais quoi de passionné et de volontaire qui semblait devoir vous condamner à un rôle purement passif. En un mot, ne de ces femmes créées et mises au monde pour aller au fond des choses et épuiser jusqu’à la moelle les blonds timides et sans défense » (Le Demi-monde sous le Second Empire, souvenirs d’un sybarite, 1891). Si garçonnière qu’elle ait pu être avec « ses formes d’adolescent bien bâti », Léa Silly n’en était pas moins connue pour ses nombreux amants… Par-delà l’incertitude entre les sexes, on peut aussi discerner, à une époque où le racisme ordinaire ne faisait pas hausser un seul sourcil, une incertitude plus générale quant à l’identité du personnage, qui veut que dans Robinson Crusoé (1867), le rôle du « sauvage » Vendredi ne soit interprété ni par un chanteur, ni encore moins par un homme de couleur, mais par une chanteuse passée au brou de noix, en l’occurrence Célestine Galli-Marié. Depuis sa performance en Kaled dans Lara (1864) d’Aimé Maillart, la future première Carmen semblait abonnée à ce genre de personnages ambigus : en 1872, elle créa successivement le rôle-titre de Fantasio, celui de Zanetto dans Le Passant de Paladilhe et celui de Lazarille dans le Don César de Bazan de Massenet.

Après 1880

Vers le milieu du XXe siècle, tous ces personnages firent les frais d’une sorte de « retour à l’ordre ». Par chance, jamais personne ne semble à avoir envisagé de confier Octavian à un homme, mais l’on sait que la plupart des rôles de castrat furent transposés pour baryton (cf. Dietrich Fischer-Dieskau en Giulio Cesare de Haendel ou Gabriel Bacquier en Orphée de Gluck). Le même mauvais tour fut jour à pratiquement tous les travestis offenbachiens, sans qu’on se soucie le moins du monde des raisons musicales qui avaient pu pousser le compositeur à faire ces choix. Miraculeusement, Oreste de La Belle-Hélène échappa à cette pratique justifiée par une prétendue vraisemblance (encore qu’il existe des exemples plus proches de nous où Oreste devint ténor), mais presque toutes les captations et enregistrements datant des années 1950 nous font entendre des hommes dans ces rôles destinés à des femmes. Bizarrement, alors qu’en 1948, André Cluytens dirigeait l’excellente Fanely Revoil en Nicklausse, il opte en 1964 pour Jean-Christophe Benoît dans sa deuxième intégrale des Contes d’Hoffmann. Dans les années 1980 encore, quand Jérôme Savary remonta Le Voyage dans la lune (1875) à Genève, c’est un ténor qui chantait le rôle du prince Caprice, initialement créé par Zulma Bouffar, elle aussi abonnée aux rôles travestis (Drogan dans la reprise de Geneviève de Brabant, Toto dans Le Château à Toto, Fragoletto dans Les Brigands, Robin-Luron dans Le Roi Carotte).

Curieusement, on assiste de nos jours au renversement opposé, des chanteuses s’attribuant divers personnages qu’Offenbach destinait à une voix masculine. Certes, un contre-ténor comme Kangmin Justin Kim peut chanter Oreste dans sa tessiture originelle, mais quand Les Brigands remontèrent en 2003 Le Docteur Ox (1877),  le rôle d’Ygène, créé par le ténor Léonce, était tenu par Emmanuelle Goizé. Les mêmes Brigands, proposant en 2013 une Grande-Duchesse de Gérolstein à l’heure du mariage pour tous, transforment carrément Wanda en homme dont Fritz est amoureux, ce qui explique qu’il dédaigne les avances de sa souveraine. Là encore, l’équilibre de la partition en souffre sans doute, mais il est des transpositions dont on s’accommode sans réticence : comment résister, par exemple, quand Renee Fleming et Susan Graham s’emparent du duo de Fleurette et Saphir dans Barbe-Bleue, pourtant destiné à une soprano et un ténor ?

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