Dresde offre ce soir-là deux opéras à quelques mètres de distance. Au Semperoper de la Theaterplatz, un Elisir d’Amore bien tentant, mis en scène par Michael Schulz. Manque de chance, une grève inopinée privera les spectateurs de mise en scène et c’est finalement une version de concert qui est proposée (mais pas imposée, notons-le : possibilité de remboursement est offerte aux amoureux de beaux décors et seyants costumes !). À la même heure , de l’autre côté de la place, au Semper 2 (sorte d’Opéra studio), dans une bien plus petite jauge, est donnée l’avant-dernière représentation de la série qui voit la création à Dresde de Powder Her Face, opéra de chambre précédé et suivi d’une sulfureuse réputation.
Le public n’est décidément pas le même que dans la grande maison (les prix non plus et de loin, ceci explique peut-être cela) ; c’est un plaisir de voir de jeunes, voire très jeunes spectateurs venant découvrir une pièce contemporaine, certes abordable, mais qui a aussi ses exigences. Un public qui vient aussi avec son enthousiasme bruyant et pour tout dire communicatif. Enthousiasme bien compréhensif au vu de l’excellence de la performance.
Et puis il y aussi cette proximité inédite avec la scène. L’orchestre est relégué en fond, derrière un paravent transparent qui permet d’atténuer le son des quinze instrumentistes dont de nombreux cuivres. La scène est assez peu surélevée, elle est tout en largeur, quasiment sans profondeur. Les chanteurs, qui n’hésitent pas à descendre de scène voire à se glisser dans le public, sont donc à portée immédiate et c’est une expérience passionnante.
Le décor est constitué de la succession d’accessoires dont s’est servie, toute sa vie durant, la Duchesse. Une malle, un vieux téléphone, des fauteuils recouverts de housse de protection, du matériel de maquillage, etc. C’est que, quand le rideau se lève, la Duchesse a déjà comme perdu la partie ; elle a déjà l’âge qu’elle aura quand cinquante ans, ou deux heures plus tard, le directeur de l’hôtel, venu mettre dehors l’infortunée, repartira sans avoir cédé à ses ultimes avances. L’action, adroitement soutenue par des vidéos projetées au-dessus de la scène et qui montrent la duchesse dans toute sa splendeur (essentiellement habillée en robe de mariée), filmées à Dresde dans la grande salle du Semperoper, ses coulisses et ses loges, peut se comprendre, selon l’esprit de Goerg Schmiedleitner, comme un immense flash-black qui voit la Duchesse d’Argyll revivre les grands moments, les beaux et les tristes de sa vie. Défilent ainsi le Duc, sa maîtresse, le serveur, la servante, le juge bien sûr qui la condamne sans aucune indulgence et qui causera sa ruine. Tout cela dans un enchaînement des huit scènes parfaitement huilé. On comprend la nécessité d’introduire une césure à la fin de la cinquième scène, qui marque aussi le terme du premier acte, afin que les chanteurs puissent souffler, mais la teneur du propos aurait facilement accepté que les trois scènes finales s’enchaînent sans interruption. © Ludwig Olah
Les membres du Projektorchester sont clairement rompus à la musique de Thomas Adès qui, comme l’action elle-même s’étalant sur plus de cinquante ans, propose un florilège de références musicales, des plus classiques et lyriques aux plus contemporaines. Tim Anderson mène ses troupes avec une application et une précision qui forcent l’admiration, quand on connaît la difficulté, notamment rythmique de la partition. Comme l’orchestre tourne le dos aux chanteurs, le chef est relayé par quatre écrans disposés dans la salle et par une assistante, assise au premier rang des spectateurs, partition en main, qui indique les différentes entrées aux chanteurs.
Ceux-ci sont au nombre de quatre qui se répartissent l’ensemble des rôles, seule la Duchesse ne joue que le sien propre. Cela dit de l’extrême exigence des parties des trois autres protagonistes. Tous les quatre, sans réserve, rendent une copie admirable. Mary Plazas est une Duchesse avec une force et une vérité qui font l’unanimité. Familière du rôle qu’elle a porté y compris sous la direction du compositeur, elle prend un plaisir évident à jouer autant que chanter. Elle est vocalement plus à l’aise au second acte, en partie parce que dans les premières scènes, elle doit chanter dans des ensembles (duo, trio) où sa voix est légèrement couverte par celles des autres. Andrew Nolen est le Duc, le juge et le patron de l’hôtel. Sa stature en impose, sa basse aussi, qu’il a profonde et puissante. On le sentait moins à l’aise que ses comparses et les écrans lui permettant de suivre le chef lui ont bien rendu service. Peter Tantsits, déjà rompu au répertoire moderne, est aussi bon acteur que chanteur : ténor agile et belle projection. Un coup de chapeau particulier à Rhian Lois, jeune soprano britannique qui fait montre d’une incroyable aisance dans la maîtrise de tous les rôles (citons la servante ou la journaliste) qu’elle doit produire. Le soprano est limpide, souple, il ne faudrait juste pas qu’il devienne agressif.
Bref, ce soir-là, ceux qui ont traversé la rue ont eu raison !