Il existe tant de manières d’appréhender une représentation d’opéra que l’on nous permettra d’envisager cette reprise d’Anna Bolena à Bordeaux non comme un simple passage en revue mais comme une réflexion métaphorique où la rivalité des deux héroïnes rejoindrait la mise en opposition de deux écoles de chant. Dans le camp de la reine déchue – Anna Bolena –, le bel canto romantique avec la richesse de son vocabulaire, sa conduite scrupuleuse du souffle, son invitation à ornementations et par là même son incitation à imagination. Le premier chef d’œuvre de Donizetti créé en 1830 à Milan appartient sans conteste à cette école.
Marina Rebeka, formée à l’Académie rossinienne de Pesaro en 2007, en connaît les codes et les a mis en pratique, sur scène – Anna dans Maometto II, Mathilde dans Guillaume Tell, Maria Stuarda… – et sur disque. Après Amor fatale consacré aux opéras de Rossini, paraît ces jours-ci Spirito, un album où l’on retrouve aux cotés de Norma et Maria Stuarda, Anna Bolena précisément. Cette prise de rôle n’en est que la moitié d’une. L’on sent au-delà de la maîtrise technique combien le personnage de l’épouse malheureuse d’Henri VIII est assimilé dans un parti-pris dénué de toute sensiblerie. La reine est voulue altière et inflexible à l’image d’une voix aux reflets bleutés, froide et tranchante mais, contrairement à ce que cette rigueur laisserait supposer, dotée de la souplesse nécessaire pour épouser toutes les sinuosités de l’écriture. Conformément aux impératifs de la partition, cette dame de fer résout l’équation donizettienne en une montée au supplice où elle donne libre cours à sa science du chant à travers quelques effets mesurés mais bienvenus que l’on reçoit comme une convocation à traverser la frontière suisse en février prochain pour Il Pirata de Bellini. Aux côtés de Michael Spyres, Marina Rebeka ajoutera alors Imogène à sa couronne.
© Maitetxu Etcheverria
Face à cette icone belcantiste, la future souveraine, Giovanna Seymour, brandit l’oriflamme d’un nouveau style appelé dans l’histoire de la musique à détrôner l’ancien. Derrière le mezzo-soprano large d’Ekaterina Semenchuk, ce n’est pas Giovanna Seymour mais Eboli, dans Don Carlos de Verdi, que l’on contemple. Un tempérament, une puissance, un geste dramatique qui, plutôt que de s’embarrasser de raffinements, préfère taper du poing sur la table, en maudissant son « don fatal ». Autant dire que cette maîtresse-femme ne fait qu’une bouchée de Dimitry Ivashchenko, roi vocalement dépassé par l’ampleur et l’autorité de son rang, bien qu’habilement secondé par Kevin Amiel, excellent en Sir Hervey, le serviteur félon.
Notre métaphore s’arrêtera là car loin d’épouser le camp d’Anna Bolena, ses partisans se rangent du côté de l’adversaire. Il est louable de faire appel à de jeunes chanteurs français mais, si prometteurs soient par ailleurs Marion Lebègue et Guilhem Worms, ni Smeaton – rôle ô combien rossinien dans le parcours agité de la ligne –, ni Rochefort ne sont inscrits dans leur vocalité naturelle. A trop avoir écouté Pavarotti, Pene Pati tend à confondre avec des moyens superlatifs Percy et Riccardo du Bal Masqué. Au 2e acte, « Fin dall’eta du più tenera »et « Vivi tu » laissent enfin transparaître les quelques demi-teintes attendues sans que Paul Daniel n’en favorise l’éclosion. Ni reprise, ni variation, ni travail sur les cadences, la lecture proposée par le directeur musical de l’ONBA, sèche, anguleuse, voire tapageuse, a aussi choisi de tourner le dos au belcanto. Le chœur semble perplexe.
Avec ses décors esquissés sur plusieurs plans, ses costumes luxueux, son fauconnier et son dogue allemand, la mise en scène de Marie-Louise Bischofberger ne s’égare pas en conjectures stylistiques mais choisit de raconter l’histoire telle que Romani, le librettiste, l’a imaginée. Donizetti, lui, repassera.