Il y a des œuvres qui s’égarent dans les couloirs du temps et se trouvent effacée de la postérité sans que l’on sache vraiment pourquoi. Tel est le cas d’Ariane et Bacchus de Marin Marais qu’Hervé Niquet qualifie de « comédie musicale à la française ». Comment Marais, instrumentiste et maitre de la musique de chambre, a-t-il composé cet opéra? D’abord par un sens aigu de la tragédie lyrique et ensuite par envie de composer une œuvre plus ambitieuse mais sur le mode chambriste, en faisant naître un tissu orchestral ciselé pour chaque instrument. Livret riche en personnages et en situations contrastés, partition dense et dramatique regorgeant de beautés, cette œuvre est incontestablement une pièce notable de la musique du 17e siècle et dont on doit la renaissance, à l’instar d’Armide 1778, au Centre de Musique Baroque de Versailles sous l’égide de Benoît Dratwicki. Un enregistrement fera d’ailleurs suite à la représentation de ce soir en version concertante au TCE.
L’intérêt de cette ressurection est donc celui de la découverte d’une œuvre portée par un chef habité et une interprétation aguerrie dans ce répertoire : Judith van Wanroij, Veronique Gens, et Mathias Vidal, respectivement Ariane, Junon et Bacchus, entourés, comme dans tous les drames lyrique du 17e siècle, par une pléthore de solistes qui impulsent la mécanique théâtrale de ces péripéties mythologiques. La trame de l’histoire respecte les codes de l’époque, offrant de belles scènes tragiques, mais le spectateur peut être facilement désarçonné par la multitude des personnages, un foisonnement qui ne permet pas vraiment de caractériser les emplois de second plan. A cet égard, une version scénique se prêterait mieux qu’une représentation concertante pour donner corps à cette galerie de figures diverses. Sur le plan musical, l’œuvre brille de mille éclats, porté par la mélodie, l’harmonie, et une orchestration dédiée à chaque instrument et non à l’orchestre dans son ensemble. Ici la musique prend le pas sur le théâtre, et à cet égard, cette œuvre trouve dès lors en version concertante un écrin idéal. La qualité prosodique et l’expressivité des grands récitatifs accompagnés, notamment ceux d’Ariane et de Dircée, sont remarquables.
Au plus près des chanteurs et du chef, on mesure l’intensité de la prestation des artistes, qui se jettent tout entier dans une texture musicale et vocale inédite. Comme à son habitude, Hervé Niquet se lance avec un enthousiasme communicatif dans cette mission de redécouverte avec son ensemble du Concert Spirituel, d’une cohérence et précision à toute épreuve, répondant à la moindre des sollicitations du chef, tant dans les éclats allègres de la partition que dans les raffinements les plus subtils de celle-ci. On atteint après l’entracte une plénitude dans l’acte IV et V très riches au plan harmonique. Chaque intervention du Chœur du Concert Spirituel et des Chantres du Centre de la Musique Baroque de Versailles est un ravissement et place, tout comme l’orchestre, la barre très haut, à la hauteur de laquelle doivent se hisser sans cesse les solistes. Dans un ouvrage qui brille par sa finesse, le chef tire le meilleur de sa formation dans les parties les plus enlevées tout en s’attachant aux moindre motifs sublimant la subtilité de l’écriture musicale laquelle est parfaitement servie par les chanteurs ici réunis.
Pour les besoins d’une telle résurrection, la distribution est en effet de qualité et surtout d’un équilibre idéal. Elle offre une belle homogénéité à l’ensemble du travail accompli avec enthousiasme et envie. On soulignera d’emblée la remarquable diction de l’ensemble des chanteurs, portant les mots du livret de Saint-Jean avec clarté et élégance. Dans une somptueuse robe rouge Véronique Gens joue les guest de luxe dans le rôle éclair de Junon, et tire à merveille partie d’un noble phrasé. Si le chant de Judith van Wanroij se veut aussi d’une belle finesse avec ce timbre léger, naturellement lumineux, la voix ne brille pas par sa puissance, et il lui manque la vaillance et l’aisance dans la projection. Mais on ne perd absolument rien des mots qu’elle distille grâce à une diction parfaite, ce qui mérite d’autant plus d’être souligné qu’elle est néerlandaise. Marie Perbost, au phrasé impeccable, offre une incarnation très convaincante dans les rôles de La Gloire et Corcine et on est d’emblée séduit par la sensualité de son chant exprimé avec naturel et élégance. La jeune soprano se fait ici tragédienne au chant subtilement stylé. Hélène Carpentier est un soprano gracieux mais elle ne rend pas toujours compréhensible ce qu’elle chante. Une fréquentation soutenue du répertoire français l’aidera sans doute à gagner en assurance et en clarté. Côté voix masculines, Bacchus est incarné par une figure bien connue du répertoire baroque, Mathias Vidal. Autant comédien que chanteur, il s’empare du rôle avec une belle présence et une voix au timbre épanoui dans un spectre étendue de couleurs et de nuances. Le ténor donne ici une leçon de chant notamment dans son somptueux duo avec Judith van Wanroij, « Que de si belles flammes ne finissent jamais ». Tout autant à l’aise en Jupiter qu’en Géralde, Matthieu Lécroart est irrésistible d’autorité, avec une voix à l’aigu bien assuré et un texte parlé remarquablement expressif. David Witzcak donne une noble parure vocale à Adraste et semble se fondre avec bonheur dans ce répertoire. Plus en retrait dans l’action, mais néanmoins d’une belle présence vocale, le solide baryton Tomislav Lavoie aux belles couleurs, à la déclamation assurée conférant noblesse et prestance à sa double incarnation du Roi et du Sacrificateur. Philippe Estèphe, excellent acteur et donne corps avec aisance à sa galerie de personnages éclairs. Marine Lafdal-Franc à la belle générosité vocale et David Tricou au timbre chaleureux, viennent compléter la distribution avec des interventions brèves mais parfaitement exécutées.
Cette soirée est un pari réussi grâce à la synergie des talents réunis autour d’un projet à l’intérêt musicologique évident et dont la cohérence est portée avec conviction par le Centre de Musique baroque de Versailles et Benoît Dratwicki. Il eut été donc dommage de se priver d’une œuvre inédite, écrin de beautés, faite d’éclats et de raffinement, servie par des artistes superbes, et un Hervé Niquet ultra motivé, autant passeur que chef d’orchestre. Une très belle soirée qui fait de rives anciennes autant d’horizons nouveaux.