C’est un récital qui aura suscité un enthousiasme débordant d’une bonne partie du public et des cris de joie, précision nécessaire, croyons-nous, si d’aventure nos impressions devaient être plus mitigées.
Benjamin Appl propose un Hommage à Dietrich Fischer-Dieskau, en témoignage d’admiration et en souvenir de quelques rencontres qu’il eut avec lui et de conseils qui l’encouragèrent dans son désir d’être chanteur, et notamment Liedersänger. Un programme qui coïncide souvent avec celui de l’album Für Dieter, paru il y a quelques mois chez Alpha Classics, déjà avec l’excellent James Baillieu au piano.

La soirée prend la forme d’un récit, lu par l’homme de théâtre britannique James Garnon, installé avec un lutrin sur la droite de la scène. Son propos sera en anglais, car si la Suisse possède quatre langues officielles, l’anglais est bien la langue officielle du Verbier Festival & Academy.
Il s’arrêtera à différents moments de la vie de Fischer-Dieskau, d’abord son enfance berlinoise, d’une famille cultivée (et on entendra une composition de son grand-père Albert Fischer sur le Heidenröslein de Goethe, et, de son frère Klaus, chef de chœur et compositeur surtout pour l’église, un court Nocturne pour piano et une courte mélodie, toutes pièces intéressantes, comme on dit ; puis seront évoqués ses premiers pas de chanteur, sa mobilisation dans la Wehrmacht, et son retour à Berlin après avoir été prisonnier de guerre pendant deux ans ; ensuite les débuts fulgurants de la carrière que l’on sait, avec l’appui de Furtwängler, les amitiés musicales, Reimann, Britten, et quelques épisodes de la vie privée, la mort de sa première épouse Irmel, en 1963, ses trois autres épouses, la mort de sa mère, tout cela émaillé de quelques anecdotes glanées dans les écrits ou les propos de DFD.

Mais l’essentiel, c’est bien sûr la partie musicale.
Toute la question est bien sûr de savoir si, hormis la vénération qu’il éprouve pour l’immense artiste, et que nous partageons évidemment, la voix et la nature de Benjamin Appl coïncident peu ou prou avec celles de Fischer-Dieskau. Benjamin Appl est certes un baryton, un baryton aux aigus aisés et puissants, au medium expressif, mais aux graves parfois incertains. Ce n’est pas une voix de bronze. En revanche, il a une très belle technique vocale qui lui permet de changer de registre aisément et d’user souvent de la voix mixte (Fischer-Dieskau en était virtuose aussi).

Le sérieux problème des Chants sérieux
Les cinq mélodies de Brahms inscrites au programme, pour prendre cet exemple, d’abord « Wie bist du meine Königin », puis ni plus ni moins que les Vier ernste Gesänge, amènent à se poser la question d’une possible filiation.
Tandis que Fischer-Dieskau était dans les Chants sérieux de Brahms austère, douloureux, monumental, parce que la profondeur de son timbre, son histoire, son tempérament l’y portaient par essence, Benjamin Appl doit construire ou conquérir son interprétation avec ses propres moyens.
D’où le ton agité, extérieur, du premier, « Denn es gehet dem Menschen wie dem Vieh », avec des changements de tempo qui veulent animer le discours, d’où la raideur, le défaut de souplesse, le côté maniéré de « Ich wandte mich », d’où le manque de gravité à tous les sens du mot, et c’est un comble, dans « O Tod wie bitter bist du », et le côté fabriqué, avec des effets de voix mixte, de « Wenn ich mit Menschen », tout de même le plus réussi des quatre. Ce moment qui devrait être le cœur du récital, le plus dense, celui où le chanteur rentrerait en lui-même pour donner ce qu’il a de plus profond, ne dépasse jamais l’anecdotique et semble artificieux.

D’autres moments conviendront mieux à sa tessiture, notamment « Ich denke dein » de Hugo Wolf, écrit assez haut, qu’il chante avec bravoure à la manière d’une romance, ou « Tenebrae » d’Aribert Reimann, aux frontières de l’atonal, où il utilise la force de projection de ses notes hautes, exacerbant le dramatisme de cette prière désemparée. Ou encore le sentimental « Sylvelin », de Christian Sinding, illustrant les deux années où Dietrich Fischer Dieskau fut prisonnier, et où Benjamin Appl pourrait être plus tendre, mais c’est que le cantabile lui fait parfois défaut comme dans la célèbre romance « Nun wer die Sehnsucht kennet » de Tchaïkovski (et les forte y sonnent plus puissants qu’expressifs).

La légèreté lui va bien
Au chapitre des réussites, on citera aussi « Ein Traum », de Grieg, mélodie à l’élan romantique, que Benjamin Appl choisit de commencer rêveusement en détimbrant puis qu’il timbre peu à peu dans un crescendo qui lui permet de montrer toute sa puissance, qui peut-être considérable.
Si parfois, on l’aura compris, nous l’aurons trouvé en déficit de profondeur, en revanche la légèreté lui va bien, ainsi le délicieux « Ich bin nur ein armer Wandergesell », où il peut user de tout son charme et se muer en baryton d’opérette.
Et jouer habilement de l’ambiguïté de « Die Heimkehr », où Brecht et Eisler évoquent leur retour dans un Berlin anéanti par les bombardements : à cette manière de chanson un peu blafarde, Benjamin Appl prête les couleurs de sa voix mixte et même si les graves de la fin sont un peu grêles, ces demi-teintes lui vont bien.
Dans un registre similaire, le « A green lowland of pianos » de Samuel Barber qui penche du côté de Broadway le montre en presque crooner, ce qui fait fondre une bonne partie du public.

Juste après, le brévissime Proverb III de Benjamin Britten, dont on peut citer l’unique vers, « The bird a nest, the spider a web, man friendship – L’oiseau un nid, l’araignée une toile, l’homme l’amitié », qu’il chantera avec un effet de voix blanche, lui permettra d’entrer dans la dernière partie de son programme, consacrée en partie aux malheurs qu’aura connu aussi Fischer-Dieskau, la mort de sa première femme, celle de sa mère, les déboires de ses mariages avant la rencontre avec Julia Varady qui partagera sa vie pendant trente-cinq ans.
Suavités
La douce Barcarolle , « Süsses Begräbnis » de Carl Loewe est prise sotto voce et chantée avec une tendresse soulignée, avant le « Mutterns Hände » de Eisler qui n’évite pas toujours la mièvrerie, moins réussi peut-être que sa version au disque, un peu plus distant, où s’apprécie particulièrement d’ailleurs cette diction allemande parfaite qui est l’une de ses qualités.

Sentimental dans le « Liebst du um Schönheit » de Clara Schumann (qui certes s‘y prête), suave (très) dans le « Meine Lieder, meine Sänger » de Weber avec de coquettes vocalises en voix mixte, il terminera avec Schubert comme il avait commencé (avec un Musensohn, pris à un train d’enfer, et accelerando, mais le fidèle James Baillieu avait impavidement suivi le mouvement) : un très beau « Litanei auf das Fest Allerseelen » (Litanie pour la Toussaint), recueilli, intime, en confidence, sincère, et accompagné par James Baillieu avec une délicatesse infinie.
Puis le célèbre « An dir Musik » qui, même pris avec précaution étant donné son ambitus très large, n’atteindra pas tout à fait à la même réussite, mais peu importe, le public, sous le charme (et il est vrai que Benjamin Appl n’en manque pas et qu’il en joue avec art) lui fera un triomphe.